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LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

coup se comprendre soi-même, la vie paraît si simple, ce monde n’a plus de mystères pour nous ; toute lutte et toute contradiction se résolvent en paix et en clarté…


IV.

Il me faut maintenant l’accompagner tous les soirs à Zolobad. Il évite d’être seul avec elle. L’harmonie est troublée. Marcella l’aime ; mais elle lutte contre cet amour avec l’énergie indomptée d’une nature vierge, et ainsi ce qui est sa joie, à lui, et son espoir devient pour elle une souffrance, un tourment. À voir la tournure que prennent les choses, on dirait que cela finira mal, comme dans la chanson. Ce n’est pas là le bonheur, encore moins un jeu ; c’est la lutte de deux fortes natures, dont l’hostilité s’accroît de la conscience que chacune a de la puissance de l’autre, et s’aggrave de toute la violence de leur amour.

Elle lui montre presque de la haine ; elle est farouche avec lui, brutale. Est-il question de la leçon, le champ ou ses bêtes la réclament ; cependant il ne se passe pas un quart d’heure qu’on la voit arriver. Lorsqu’il parle, qu’il fait un récit, elle reste assise à l’écart, mais elle l’écoute et le dévore des yeux. Pourtant jamais une question, jamais elle ne lui adresse la parole. Elle ne lui fait pas accueil lorsqu’il vient, ne le reconduit pas lorsqu’il part.

Aujourd’hui, quand nous sommes arrivés, elle était assise devant la chaumière, les mains croisées sur ses genoux et absorbée dans une rêverie ; elle a rougi en reconnaissant son pas, mais elle a fait semblant de ne pas nous voir.

— Bonjour, Marcella, dit mon ami.

— Ah ! c’est encore vous, monsieur le comte ? — et elle éclate de rire. — Vous n’avez donc rien à faire à la maison, puisque vous pouvez vous déranger si souvent ? On dit pourtant que tout ne marche pas chez vous comme il le faudrait.

Le comte ne répond rien ; il entre, et va s’asseoir auprès de sa vieille nourrice.

Au bout de quelques minutes, elle nous suit, et va fouiller dans ses pelotes de fil. Le comte place sur la table le manuscrit de son Faust en petit-russien. — Voici le plus beau poème qui existe, dit-il ; je l’ai traduit pour toi.

— Vous auriez pu vous épargner cette peine, s’écria-t-elle. Je ne suis qu’une paysanne, je n’y comprendrai rien ; je n’ai pas assez d’esprit pour cela.

— Ce n’est pas l’esprit qui fait défaut, répliqua le comte, et il la regardait dans le blanc des yeux, mais c’est quelquefois la bonne