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pour moi, dit-elle avec mélancolie. C’est lui qui m’a ouvert ce monde du bon Dieu, souvent j’éprouve encore le besoin de causer avec lui ; mais il ne peut plus me répondre. — Une larme vint mouiller ses paupières ; je lui pris la main. — Vous savez, continua-t-elle, comment j’ai perdu ma mère, à l’époque du choléra. En moins d’une heure, c’était fini. Je n’avais pas quinze ans ; mais ma sœur aînée avait ses enfans sur les bras, je dus remplacer ma mère auprès des deux petits. J’eus beaucoup de tracas et de souci ; toutes les calamités arrivèrent à la fois, la grêle, les inondations, les mauvaises récoltes. Ce fut au milieu de ces malheurs qu’il nous tomba ici. — Lucyan ? — Oui. C’était le fils d’un curé, qui avait fait ses études à Vienne. Il avait une maladie de poitrine, et les médecins lui ordonnaient la campagne. Notre curé connaissait ses parens, et il nous pria de le prendre chez nous. Il vint donc. Il n’était pas beau, mais il avait des yeux si doux ! Souvent il me tenait compagnie avec son livre quand j’étais occupée à faucher l’herbe sur la prairie, sur le bord de la forêt de sapins. Il était bien jeune encore, mais déjà très savant. Il me racontait sa vie, me conseillait, et me mettait en garde contre les entraînemens de mon cœur. Je l’ai bien pleuré lorsqu’il est mort. Depuis ce temps, je ne peux plus entendre les plaisanteries brutales de nos gars, et lorsque j’ai quelque grand chagrin, je viens ici, et il me semble qu’il me tend la main du fond de sa tombe.

Quelques jours plus tard, après avoir chassé ensemble, nous avions fait une visite à Zolobad, et nous revenions à pied par un splendide clair de lune.

— Tu l’aimes donc réellement ? commençai-je.

— Oui, je l’aime, me répondit Alexandre. Ah ! mon ami, si tu savais comme je l’aime ! Je commence maintenant à comprendre les paroles du Cantique : « l’amour est fort comme la mort, et le zèle de l’amour est inflexible comme l’enfer. »

— Pardonne-moi de douter ; mais tu ne montres rien de cette inquiétude qui caractérise les grandes passions.

— Aussi je songe à me marier, repartit mon ami en souriant. Tu ne comprends donc pas cette affection calme et sereine, exempte de doute, qui est la conviction intime que deux êtres ont été créés l’un pour l’autre, que rien ne peut plus les séparer ? Quand je plonge mon regard dans ses grands yeux bleus, d’un calme si profond, j’éprouve une sensation comme si le soir, au cœur de l’été, j’étais couché sur le dos, dans mon champ, le regard perdu dans l’océan d’azur au-dessus de moi, que voile à peine une vapeur lumineuse, — et la caille chante, et à côté de moi les gerbes s’inclinent comme endormies… L’âme s’apaise, le doute s’évanouit ; on croit tout à