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quelques questions auxquelles il répondit nettement et catégoriquement. Dans le cours de la conversation, il m’apprit qu’il était le médecin attaché à l’établissement thermal. Il me plut beaucoup, et je résolus sur-le-champ de me confier à ses soins. Nous échangeâmes nos cartes, et il s’offrit à m’orienter dans la petite ville où nous nous rendions. Le lendemain, il m’aidait à trouver un logis, et il vint dans la suite me voir régulièrement. Grâce à lui, je fis bientôt plusieurs connaissances qui m’entraînèrent peu à peu dans une vie de plaisirs fort agréable dont je n’avais pas même pressenti le charme à mon arrivée.

Je n’étais pas riche, je vous l’ai déjà dit ; je portais sur moi en lettres de crédit ou en argent comptant tout ce que je possédais alors. Néanmoins, étant dans la ferme intention de retourner en Chine, où les moyens de rétablir mes affaires ne me manqueraient pas, je ne regardais guère à mes dépenses. J’avais d’autant plus le droit d’en agir ainsi que mon séjour en Europe n’était à mes yeux qu’un temps de repos et de distraction mérité par dix années d’un travail sans relâche. Une semblable manière de vivre me fit paraître cependant beaucoup plus riche que je ne l’étais. Je n’avais pas à m’expliquer sur l’état de ma fortune, ne supposant pas qu’on vînt à prendre quelque intérêt à cette question. Je n’étalais au reste aucun luxe ; je vivais sans prétention comme depuis de longues années j’avais vécu en Chine, c’est-à-dire en ne me privant de rien de ce qui pouvait contribuer à mon bien-être. Après avoir loué un assez bel appartement, j’achetai un bon cheval, et ma table était toujours ouverte à trois ou quatre convives. Ce train de vie facile, tout simple qu’il me semblait, suffit à me faire décerner, je ne l’appris que plus tard, le surnom de nabab par les bourgeois et visiteurs de la petite ville.


II

Parmi les personnes dont j’avais fait connaissance, je ne tardai pas à m’intéresser d’une manière toute particulière, à la famille de Norman, composée de la mère et de ses deux filles. Jeanne, l’aînée, n’avait pas plus de vingt ans, et me parut fort belle. Mme de Norman était veuve d’un haut fonctionnaire, et appartenait au meilleur monde. Elle me fit un gracieux accueil, m’invita d’abord à ses soirées, puis à dîner, et au bout d’un certain temps d’épreuve je pus me considérer comme faisant partie de son petit cercle.

Le genre de vie généralement adopté à N… me permettait de faire à Mme de Norman de fréquentes visites. D’ailleurs je ne la voyais pas seulement chez elle ; je la rencontrais à la promenade, à la source, au concert. Jeanne me plut infiniment. Je ne me rendais