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c’est le prince Attale, pour lequel tout le monde s’emploie, et qui trompe tout le monde par sa générosité en laissant Laodice à un homme qui lui semble plus digne d’elle. Voilà de point en point la pièce de M. Augier : Corneille avait donc fait, lui aussi, ses Lions et Renards. Comment les a-t-il rendus intéressans ? La beauté des pensées et du style n’explique pas toute seule le chef-d’œuvre, ou plutôt il l’a puisée dans la grandeur du sujet même. Nicomède doit sa supériorité littéraire beaucoup moins aux machinations de la reine Arsinoé, du roi Prusias et de l’ambassadeur Flaminius qu’à l’héroïsme, aux vues élevées, à l’ironie éloquente de Nicomède. M. Augier reproche avec raison aux Français de ne pas faire assez d’état de la géographie : nous le savons bien, l’ayant appris, hélas ! à nos dépens. Ce n’est pas une raison cependant pour proposer à notre admiration, quoi ? un géographe, qui se mêle par hasard à une expédition du soudan de Wadaï contre le Darfour, qui étrangle un nègre, et qui partira pour délivrer son ami retenu captif aussitôt qu’il aura trouvé, grâce à une souscription, 400,000 francs. Le Darfour nous intéresse en raison inverse de sa distance, et l’on pourrait imaginer, pour exciter notre enthousiasme, quelque chose de plus grand qu’un triomphe au sein de la Société de géographie. Vous avez le choix entre les passions nobles : montrez-nous pour but l’amour de la patrie, l’ambition, la gloire, mais éclatante, incontestable. J’aimerais mieux, je l’avoue, un soldat, un tribun, que sais-je ? un séditieux, pourvu qu’il ait de nobles chimères, que ce Champlion tout frais débarqué d’Afrique. En exaltant le héros, vous grandissez du coup ses adversaires et ses spectateurs eux-mêmes. Nous voulons croire que M. Augier n’y aurait pas manqué deux ans plus tard. Aujourd’hui le public serait tout préparé à bien recevoir des conceptions plus hautes ; nous avons un immense besoin de puissantes aspirations, de force morale, de tout ce qui nous dérobe aux petitesses de ce monde, où nous avons eu la faiblesse de nous arranger au mieux pour vivre commodément. Le courage fait défaut pour dire de mâles vérités beaucoup plus que pour les entendre ; les poètes dramatiques ont un devoir à remplir, et il semble qu’ils n’y songent pas. Voilà des auditeurs frivoles qu’une maigre plaisanterie, faute de mieux, amuse. Qu’une pensée virile, qu’un sentiment héroïque les surprenne tout à coup, ils seront ravis de se trouver capables de les comprendre. Nous savons bien que la comédie admirative ne présenterait pas les mêmes ressources que le genre tragique désigné par cette épithète ; mais, puisque le vieux Corneille a fait descendre le drame royal sans en amoindrir la dignité, pourquoi la comédie, seule maîtresse du terrain, ne tendrait-elle pas à monter un peu vers la tragédie ? A-t-elle peur, en