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IMPRESSIONS ET SOUVENIRS
D'UN JEUNE INVALIDE


I

Le train courait à toute vapeur sur la ligne de Rouen, nous avions dépassé Amiens ; il était alors minuit environ. Soldats du 20e chasseurs à pied, après un mois de séjour à Boulogne, où se trouvait le dépôt, nous allions à l’armée de la Loire rejoindre notre corps. Nous étions là, pressés les uns contre les autres, dans ces wagons de troisième classe aux compartimens anguleux, trop étroits, qu’encombraient encore nos nombreux objets d’équipement militaire. Chacun s’était logé un peu au hasard, comme il avait pu. La gaîté du reste n’avait pas manqué le long de la route ; c’étaient des rires sans fin, des jeux de mots, des plaisanteries dont les Prussiens avaient la bonne part ; on entonnait en chœur des chants patriotiques, les voix se répondaient d’un wagon à l’autre, et, quand nous passions dans les gares, nos clairons par les portières allègrement sonnaient la charge. Cependant, la nuit venue, toute cette effervescence du départ s’était un peu calmée ; le moins exigeant eût bien voulu dormir. Pour moi, en montant dans le train, séparé de mon escouade, je n’avais pu retrouver qu’un de mes amis, Paul V…, autre engagé volontaire. Épuisé de fatigue, je sommeillais en face de lui. Tout à coup une épouvantable secousse se produit, en même temps nous nous sentons soulevés de nos places ; autour de nous, les cloisons vacillent et se rapprochent avec un craquement sinistre, les banquettes se brisent, les vitres, les quinquets, volent en mille pièces, et nous-mêmes, saisis, broyés, cherchant en vain à repousser loin de nous en des torsions désespérées ces fusils, ces sacs, ces éclats de bois qui nous étouffent et nous déchirent, nous sommes emportés dans le tourbillon. Cela ne dura qu’un instant,