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Il nous paraît curieux d’étudier ce livre à la lueur que les derniers événemens ont jetée sur lui. Il ne s’agit pas en ce moment d’en discuter la valeur historique, qui est très grande, ni d’apprécier en l’examinant à fond les services de tout genre que l’auteur a rendus à l’étude de l’antiquité ; nous voulons seulement essayer d’y découvrir les opinions et l’esprit de l’Allemagne d’aujourd’hui, et c’est uniquement le présent que nous cherchons dans ce récit du passé.


I.

Quand on s’occupe de l’Histoire romaine de M. Mommsen, on songe à celle de Niebuhr, et l’idée vient aussitôt de les comparer. Toutes les cieux ont été accueillies par une très vive admiration, mais les qualités qu’elles offrent sont très diverses, et le succès qu’elles ont obtenu tient à des causes opposées. Quand on lus rapproche l’une de l’autre, ce sont surtout les différences qui frappent. Cette comparaison peut servir à montrer combien l’Allemagne de 1813 ressemblait peu à celle de 1870, et de quelle façon la science et le public allemand ont changé dans un demi-siècle. Niebuhr commença ses grands travaux au lendemain d’Iéna ; le moment était favorable pour une pareille entreprise. Il y a des malheurs qui profitent ; celui d’Iéna est du nombre : c’est une défaite qui a plus servi à la Prusse que beaucoup de victoires. Écrasée en quelques jours, la Prusse eut l’honneur de voir clairement d’où venait sa faiblesse et par quels moyens on pouvait la guérir. Pour tirer la nation de son engourdissement, pour ranimer l’esprit public, elle lui donna les salutaires excitations du travail. Elle n’eut pas peur d’instruire le peuple ; avec des finances ruinées, elle n’épargna rien de ce qui pouvait servir au progrès des sciences ; elle fonda des écoles, des gymnases, des universités. Par bonheur, il ne se trouva pas chez elle de bel esprit sceptique qui se demandât à quoi des professeurs pouvaient servir contre les soldats de Napoléon ; elle n’écouta pas ces conservateurs effarés qui prétendent que l’ignorance est la plus sûre garantie de l’ordre public, elle n’eut pas la douleur de voir les partis survivre au désastre commun et se disputer avec acharnement quelques ruines. Tout le monde se mit à l’œuvre sans hésitation, sans désaccord, et il y eut comme une émulation de travail entre toutes les classes de cette société qui voulait revivre. Niebuhr était alors professeur à l’université de Berlin qu’on venait de créer. C’est là, devant ces jeunes gens animés de l’esprit nouveau, frémissant des hontes passées, mais pleins d’espoir de les réparer bientôt, qu’il commença ses études hardies sur l’histoire romaine. On sait avec quelle audace il jetait à bas tous les anciens systèmes,