Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 98.djvu/233

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

été semée dans l’ombre, elle a pris racine, elle se développe et elle commence à porter ses fruits.

Les causes de cette hostilité sourde des populations sont multiples, quoique, pour l’expliquer, il suffise du souvenir de ces traditions de terreur et de mauvaise foi insigne qui ont permis à la compagnie des Indes de s’assujettir un pays de 150 millions d’habitans. « Une guerre de Bengalais contre des Anglais, dit Macaulay en parlant des premiers temps de la conquête, était une guerre de brebis contre des loups. » Ce n’est que depuis 1858, époque où la compagnie fut dépossédée de ses prérogatives presque souveraines, que le gouvernement de la reine a fait quelques tentatives pour faire oublier des torts séculaires en se préoccupant sérieusement des intérêts matériels de ses administrés, en créant des routes, des canaux, des chemins de fer et des télégraphes, en favorisant le progrès agricole et industriel, en s’attachant à répandre l’instruction malgré la désapprobation des politiques de la vieille école. Ces avances tardives sont encore loin d’avoir produit le résultat désiré; elles sont restées à peu près sans effet sur la partie mahométane du peuple hindou, dont le fanatisme religieux oppose à tout rapprochement une barrière invincible. Ces musulmans se soucient bien du progrès et des bienfaits de la civilisation ! Que leur fait la sécurité des routes ou l’égalité de tous devant la loi? Vouloir les réconcilier avec la suprématie chrétienne est perdre sa peine; il n’y aurait qu’un moyen de les contenter : ce serait que tous les Anglais voulussent bien faire leurs paquets et quitter au plus vite le pays. Les mahométans de l’Inde ne peuvent oublier les temps où ils étaient les maîtres de ces fertiles contrées, et ils n’ont pas renoncé à voir revenir les jours de splendeur.

Des observateurs bénévoles cherchent parfois à se faire illusion sur cette disposition des esprits. Si l’on en croyait le colonel Nassau Lees, qui a été longtemps président du collège musulman de Calcutta, les modems de l’Inde seraient aujourd’hui «parfaitement résignés à supporter la suprématie des Anglais comme un mal qu’il faut subir, parce qu’on ne peut le guérir; » ils seraient « prêts à vivre aussi paisibles et aussi satisfaits sous le règne britannique qu’ils pourraient le faire sous tel gouvernement mahométan qui lui succéderait, pourvu qu’on les traite avec circonspection et qu’on les gouverne avec sagesse[1]. » Or cette condition indispensable est loin d’être remplie, dit le savant colonel, et il insiste sur la nécessité de modifier l’enseignement scolaire, la juridiction et les formes de l’administration dans le sens d’une plus grande autonomie des indigènes. On se réjouit lorsqu’un mollah quelconque déclare que le prophète ne défend pas absolument aux vrais croyans d’obéir aux sectateurs d’une autre religion, s’ils reconnaissent au moins l’un des quatre livres sacrés (Pentateuque, Psaumes, Évangiles, Ko-

  1. Lettre adressée au Times, 18 octobre 1871.