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En dehors de l’influence assez restreinte des missionnaires, des discussions intestines menacent d’ébranler par la base le pouvoir du pape Brigham Young. Les deux fils du fondateur de la secte, David et Alexandre Smith, l’attaquent sans cesse publiquement dans des discours violens ; ils prétendent que leur père n’a jamais eu plus d’une femme, — leur mère, qui vit encore, — que Joe Smith condamnait formellement la polygamie comme un crime, et que Brigham Young est un imposteur qui a dénaturé la religion révélée. Les « anges exterminateurs » n’ont pas encore osé porter la main sur ces deux rebelles. Tout récemment enfin la cupidité du président a fait naître un schisme. Il avait fondé des « magasins coopératifs » munis de toute sorte de privilèges. Le propriétaire d’un magasin indépendant, M. Godbe, prit la mouche et ouvrit une guerre en règle contre le pouvoir temporel de Brigham Young dans son journal Utah Magazine. Menacé d’excommunication, il annonça qu’il venait d’être visité par Joe Smith, par les apôtres, par Jésus-Christ en personne, et qu’il était dépositaire d’une religion révélée bien supérieure à celle de Young. Les « godbeïtes » forment déjà un parti respectable qui s’intitule « l’église de Sion. » En prévision des élections municipales, ils avaient conclu une alliance avec les gentils, quand le rusé président imagina de parer le coup par le suffrage des femmes. Il eut assez d’influence sur l’assemblée législative pour faire passer une loi en vertu de laquelle toute femme, née ou naturalisée dans les États-Unis et âgée de plus de vingt et un ans, a désormais le droit de voter à toutes les élections dans le territoire d’Utah. Le triomphe de ses candidats fut dès lors assuré : il a les femmes pour lui. Encore le 26 octobre dernier, une pétition signée de 2,500 femmes a été envoyée au président Grant en faveur de Brigham Young, dont les tribulations avaient alors commencé. Elles se trouvent heureuses dans les harems mormons ; the more, the merrier, disait l’une : plus on est, plus on rit.

Depuis quelque temps, les autorités fédérales ont montré vis-à-vis des mormons une fermeté et une énergie qui annoncent la volonté d’en finir avec des abus trop longtemps tolérés. Le gouverneur Shaffer et le juge Mac Kean ont jeté l’épouvante dans le camp des saints. Le gouverneur a mis un terme aux pratiques illégales qui caractérisaient le recrutement de la milice mormonne. Le juge Mac Kean a dépossédé les tribunaux mormons d’une juridiction qu’ils usurpaient, et leur a infligé des leçons de justice distributive. Ainsi, une bande de perturbateurs ayant récemment démoli une boutique de liquoriste tenue par un gentil, ce dernier, qui aurait en vain invoqué les tribunaux des saints, s’est adressé à la juridiction des États-Unis, qui a condamné les autorités de la ville à des dommages-intérêts et à une grosse amende. Enfin, le chief justice refuse la naturalisation à tout étranger qui vit publiquement avec plusieurs femmes, et il annule certaines donations de terrains faites par l’assemblée législative du territoire. Ces innovations, qui sont