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misérable, comme un mendiant descendant d’une origine royale qui lui serait inconnue porterait parmi ses loques un haillon de pourpre dont il ignorerait la provenance lointaine ? Après tout, pourquoi les pierres elles-mêmes n’auraient-elles pas conservé un obscur caractère dans un lieu qui est fait pour toucher l’âme la plus vulgaire des mêmes rêveries où se sont absorbées les âmes les plus méditatives et les plus poétiques ? C’est en ce lieu que nos premiers ancêtres, victimes de leurs éternelles dissensions, furent définitivement vaincus. L’indépendance des peuples n’est donc pas éternelle, il n’y a donc d’impérissable que les lois de l’inflexible nature, qui, sollicitée par les mêmes causes, ramène invariablement les mêmes effets : voilà le thème de ces rêveries inévitables, dont chacun étendra et variera la portée selon la profondeur de son âme et la richesse de son expérience. La crête du mont Auxois est couronnée depuis quelques années par une statue colossale de Vercingétorix, qui figura, si je ne me trompe, parmi les ornemens du parc de la grande exposition en 1867. L’effet de ce colosse de bronze, qui était assez médiocre dans la plaine du Champ de Mars, est positivement sublime au sommet du mont Auxois, tant il est vrai que les choses n’ont leur valeur que lorsqu’elles occupent leur place légitime. Un peu au-dessus d’Alise, un petit parc, dont les dernières allées touchent presque le sommet de la montagne, conduit à cette statue de Vercingétorix. On monte longtemps sans apercevoir le colosse, masqué qu’il est par l’épais rideau des arbres ; puis tout à coup, au tournant d’un étroit sentier, vous levez la tête, et vous apercevez les yeux d’un géant qui vous regarde avec une expression farouche dont cette solitude double l’énergie. Peu de choses sont faites pour parler plus vivement à l’imagination, surtout quand on voit cette statue, comme nous l’avons vue, sous le ciel gris d’un froid printemps et battue des souffles violens d’une bise âpre et sifflante. Alors on dirait le génie même de la défaite, dont les yeux sans larmes gardent éternellement la déception et la colère du suprême combat perdu. Cette solitude profonde comme celle des champs de bataille quand les armées s’en sont retirées, ce silence pareil au mutisme qui suit les grandes défaites, ce ciel gris et froid comme l’oubli, cette bise coupante au sifflement aigu, pareil à la voix d’une destinée haineuse, tout cela s’harmonise admirablement avec le caractère de cette statue colossale, le rehausse et le complète. C’est vraiment le héros de l’indépendance gauloise que nous contemplons dans cette figure de bronze, qui par son attitude, son regard, son expression entière, par cette solitude où nous l’abordons, par ce sommet de montagne nu et stérile comme une grande pensée avortée, nous raconte la tragédie de son existence.