Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/823

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suffisamment approvisionnée permet de donner les premiers soins aux malades, qui trouvent aussi des bains dans une salle voisine. L’ouverture de cette infirmerie est un véritable bienfait. Autrefois l’aliéné, amené d’abord au dépôt, était conduit au bureau central des hôpitaux, au parvis de Notre-Dame; là il était examiné, et on constatait son état mental. Si l’employé, mû par ce sentiment de commisération qui est comme fonctionnel chez la plupart des agens de la préfecture de police, n’avait pas libellé d’avance toutes les paperasses nécessaires, le pauvre diable était réintégré au dépôt, où l’on préparait les pièces administratives qui doivent le suivre, assurer son identité et le faire admettre dans l’établissement désigné. Toutes ces formalités, lentes, pénibles, qui trop souvent aidaient à satisfaire la curiosité brutale du public, ont été supprimées. On sort de l’infirmerie pour aller directement à l’asile.

Les fous ne manquent pas à Paris. Sans compter ceux qui ont cherché dans les asiles l’abri ou la guérison, il y en a plus d’un qui court les rues, et il ne faudrait pas chercher longtemps dans nos souvenirs pour y retrouver le type de ces « originaux, » qui étaient de véritables aliénés. Nos contemporains n’ont point oublié cet Italien qui portait un nom prédestiné, car il s’appelait Carnovale; il sortait toujours vêtu d’un costume éclatant, couvert de rubans de toutes couleurs, et souvent il soulevait, d’un air respectueux, l’énorme chapeau de général dont il se coiffait; c’est qu’il venait de rencontrer un mort illustre, Dante, Pétrarque, le Tasse, Machiavel, Laurent de Médicis ou Paul Farnèse, que seul il avait le privilège de reconnaître. Il vivait honnêtement, chastement, dans une mansarde de la rue Royale, où il entassait les légumes qui composaient exclusivement sa nourriture pythagoricienne; il variait peu le menu de ses repas : six mois de pommes de terre, six mois de haricots blancs; il ne s’en portait pas plus mal et sortait parfois la nuit pour aller rendre un culte à deux ou trois gros arbres qu’il connaissait, et qui servaient de demeure momentanée à des nymphes de théâtre qu’il avait aimées au temps de sa jeunesse. Il était connu de tout Paris, et souvent, à cause de son costume emphatique, il était pris pour un marchand d’eau de Cologne, ce qui lui causait un chagrin profond dont on avait quelque peine à le consoler; bon musicien du reste, il gagnait en donnant des leçons de chant de quoi suffire aux très modestes nécessités de son existence. On se souvient aussi de cet homme du monde, — j’entends du meilleur, — spirituel, intelligent, caustique, causeur de verve intarissable, qui, lorsqu’il avait une course pressée à faire, prenait tous les fiacres qu’il rencontrait, et se livrait à bien d’autres folies. Si l’on cherchait bien aujourd’hui, on trouverait facilement des excentri-