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thrope, jeune, riche, élégant de figure, illustre de nom, déjà célèbre de génie, voyageant à son gré ou se fixant à son caprice dans les plus ravissantes contrées du globe, ayant des barques à lui sur les vagues, des chevaux sur les grèves, passant l’été sous les ombrages des Alpes, les hivers sous les orangers de Pise, me paraissait le plus favorisé des mortels. Il fallait que ses larmes vinssent de quelque source de l’âme bien profonde et bien mystérieuse pour donner tant d’amertume à ses accens, tant de mélancolie à ses vers. Cette mélancolie même était un attrait de plus pour mon cœur[1]. » Par malheur, Lamartine n’avait point à opter; la place de Lucifer, éternellement enviée de tous, chose fort immorale, était prise et tenue avec gloire; restait à s’illustrer dans l’emploi des anges du Seigneur. Vertueux de gré ou de force, le chantre des Méditations engagea la partie sur ce pied, et la suite a prouvé qu’il n’avait pas eu tort de persister; l’abîme ayant trouvé son ténor, le firmament eut son virtuose. Ainsi va le monde. C’est à cette inspiration, à cette attitude, que nous devons le Dernier chant du pèlerinage d’Harold, fragment complémentaire de l’autobiographie du poète errant, histoire sentimentale et mystique de la campagne de Byron en Grèce et de la mort du héros. Avertir une âme qui se perd, lui prêcher sur le bord du gouffre d’onctueuses paroles d’édification, quelle tâche plus digne d’un chrétien ! Lord Byron fait au lit de mort un songe prophétique : deux urnes s’offrent à ses yeux, l’une contenant le fruit de vie cueilli à l’arbre du paradis, l’autre renfermant le serpent du doute ; le patient assoupi étend la main et se réveille aussitôt épouvanté, car, au lieu de la pomme, c’est l’affreux reptile qu’il a saisi.

Trois fois d’une urne à l’autre il promène sa main;
Trois fois, doutant d’un choix que le hasard inspire,
De leurs bords incertains, tremblante, il la retire ;
Enfin, bravant du sort l’arrêt mystérieux,
Il plonge jusqu’au fond en détournant les yeux.
Déjà ses doigts, crispés par l’horreur qui les glace,
S’entr’ouvrent pour sonder le ténébreux espace.
Quand, des plis du serpent soudain enveloppé,
Il tombe! Un cri s’échappe : Harold, tu t’es trompé!
Et l’écho de ce cri, que Josaphat prolonge,
L’éveillant en sursaut, chasse son dernier songe.
Il frémit; il soulève un triste et long regard;
Un mot fuit sur sa lèvre... Hélas! il est trop tard.


Lamartine l’absout nonobstant; avant de damner une âme de cette grandeur, de ce courage, de cette puissance, une âme travaillée par de si déchirantes épreuves. Dieu lui-même y regarderait à deux

  1. Lamartine, commentaires aux premières Méditations.