Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/480

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Toutes les classes de la société subirent l’influence de cette rénovation. Les princes, les magistrats, les lettrés, le haut clergé, les ordres monastiques eux-mêmes, furent fascinés par la séduction entraînante de la beauté antique se représentant à l’humanité, sous toutes les manifestations de son éclat, en face des désordres de la cour romaine et des déchiremens de la société chrétienne. L’esprit nouveau prédomina dans les sciences et dans les arts, gagna les mœurs et acheva de compromettre la foi sur tous les points. À la tête de cette révolution intellectuelle et morale marchaient les savans connus sous le nom d’humanistes. Ils remplissaient les chaires publiques dans les universités fondées au moyen âge, occupaient des places de confiance auprès des princes, exerçaient une influence dans la direction des républiques italiennes, et peuplaient les petites cours polies de la péninsule. On s’arrachait les humanistes, comme deux siècles auparavant on s’était arraché les troubadours[1], comme deux siècles plus tard on s’arracha les philosophes. C’est à la lumière de la renaissance et de l’humanisme que la société du XVe siècle, dégagée des idées du moyen âge, a cherché une voie nouvelle. Émancipé de la foi, au contact de l’antiquité, l’esprit humain s’est frayé une route jusqu’alors inconnue dans les sciences, dans les arts et dans la politique. Les mœurs, comme les esprits, en ont éprouvé le contre-coup. Durant la série des papes pontifes, la révolution se préparait. Elle parut accomplie sous les papes politiques[2]. L’Europe au XVIIIe siècle a vu s’opé-

  1. Voyez l’ouvrage instructif de Burckhardt, Cultur der Renaissance, Bâle 1869.
  2. Il était difficile que le culte de l’antiquité, qui était devenu la religion de la renaissance, ne rejaillit pas sur les mœurs publiques et privées ; la papauté en éprouva les conséquences. La mémoire d’Alexandre VI en a été spécialement affectée. Son ambition violente et passionnée lui fit de mortels ennemis, et les pamphlétaires contemporains lui donnent tous les vices de Néron. Le reproche lui en a été prodigué jusqu’à nos jours. Il y a beaucoup à rabattre des exagérations du temps à cet égard. Dès la fin du siècle dernier, les judicieux et véridiques auteurs de l’Art de vérifier les dates avaient remarqué que la « vraisemblance manque quelquefois aux forfaits qu’on lui reproche : la comparaison qu’on a faite de lui avec Néron est insoutenable. Autant la politique de l’empereur était insensée, autant la politique du pape était adroite et déliée. Il traita avec tous les princes de l’Europe et vint à bout de les tromper tous ; mais personne ne fut la dupe de Néron. » Quant aux débauches césariennes qui lui sont imputées, le principal témoignage en est tiré du Diarium de Burchard ; mais il suffit de jeter les yeux sur ce document imprimé dans la compilation d’Eccard, d’après un manuscrit suspect, pour avoir l’idée d’une interpolation pratiquée par les copistes du XVIe siècle. En effet, l’incroyable convivium, dont je ne puis même ici rapporter le titre, occupe une page isolée dans l’imprimé d’Eccard, et l’on ne trouve plus rien dans le reste du Journal qui rappelle les habitudes indiquées par l’orgie en question. Une édition critique et complète du Diarium a été entreprise en Italie en 1856, mais je n’ai pu en vérifier le texte. La chronique scandaleuse d’Alexandre VI et de sa cour a dû être alimentée, sur un certain fonds de vérité, par la publication de l’histoire des douze premiers césars, par Suétone. Deux éditions, qui furent les premières du texte, furent publiées à Rome, en 1470, sous les auspices de la papauté même ; l’une dédiée à un cardinal célèbre, l’autre donnée par Fillastre, humaniste en renom, évêque d’Aleria. Ces deux éditions, rapidement épuisées, furent reproduites à Rome en 1472 et années suivantes, à Milan en 1475, 1480, 1491, 1494, à Bologne, 1488, 1493, à Venise, 1490, 1493, 1496. Les additions du Diarum ont dû être provoquées par le goût du temps et par la licence qu’on trouvait à Florence, à Ferrare, à Venise aussi bien qu’à Rome.