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avec Mme de Pompadour. « On me menace par des lettres anonymes d’être bientôt déchiré par le peuple, et, quoique je ne croie guère à de pareilles menaces, il est certain que les malheurs prochains qu’on peut prévoir pourraient aisément les réaliser. La nation est indignée plus que jamais de la guerre. On aime ici le roi de Prusse à la folie, parce qu’on aime toujours ceux qui font bien leurs affaires. On déteste la cour de Vienne parce qu’on la regarde comme la sangsue de l’état. La nation est énervée par le luxe, gâtée par la faiblesse du gouvernement, dégoûtée même de la licence dans laquelle on la laisse vivre. Si les choses en viennent à une certaine extrémité, soyez sûr, mon cher comte, que vos amis seront culbutés et déchirés. » Sa santé ne résista pas à cette vie d’angoisses, tout défaillit à la fois dans le malheureux abbé : ce « resplendissant visage, » qui avait fait sa première gloire, perdit ses grâces et son éclat. « J’ai des coliques d’estomac, des obstructions au foie et des étourdissemens continuels. Il y a dix mois que je ne dors plus. Mon visage est comme celui d’un lépreux, parce que la bile s’est portée à la peau. » Pour le coup, notre épicurien n’y tint plus ; les derniers scrupules qui l’arrêtaient s’évanouirent. Maudissant les grandeurs dont il était le prisonnier et la victime, il résolut de reconquérir à tout prix son repos, sa liberté, sa bonne mine et sa belle humeur.

Choiseul pouvait le sauver en prenant sa place. Dès le 1er août, Bernis le supplie de l’accepter, et nous présente cet exemple rare d’un ministre disant à son subordonné : voici mon portefeuille, vous en êtes plus digne que moi. Tel est en effet l’exact résumé des lettres qu’il lui écrit pour vaincre un semblant de résistance. « Vous avez du nerf, et vous en donnerez plus que moi. Votre caractère s’affecte moins, vous tenez plus ferme contre les orages. Vous seriez plus propre que moi aux affaires étrangères ; vous auriez plus de moyens pour faire frapper de grands coups par notre amie. Je vous parle comme je pense, répondez de même et franchement. » En attendant la réponse, il se tourne vers Mme de Pompadour et s’efforce de la gagner à l’idée de ce changement. « Il ne tient qu’à vous, madame, que M. le duc de Choiseul ait ici une place. Il mettra une activité dans la guerre qui n’y est pas ; il en mettra dans la marine et dans la finance. Vous me ferez vivre trente ans de plus ; je ne sécherai plus sur pied. Vous aurez deux amis unis auprès de vous et l’ami intime de M. de Soubise. Vous ferez le bonheur des trois, et le roi en sera mieux servi. En un mot, M. le duc de Choiseul a un grand avantage sur moi, c’est de connaître la cour impériale, et c’est elle seule qui m’embarrasse. J’ai la tête frappée de notre état, et j’ai besoin du secours du duc de Choiseul pour nous en tirer. »

Mme de Pompadour hésite ; Louis XV voit de mauvais œil cette in-