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des caractères sur la table avec le vin d’une coupe renversée dans un festin, connaître les herbes propres à effacer les taches livides qu’ont laissées au sein ou sur les bras les baisers et les morsures de l’amant, voilà, entre cent autres, quelques-uns des beaux préceptes versifiés à satiété par tous les poètes érotiques. Délia n’avait pas besoin des leçons du bon Tibulle, et lui-même n’eut sans doute point la naïveté de lui en vouloir donner. L’épisode de la sorcière qui, comme toutes les sorcières de Virgile, d’Horace, d’Ovide, fait descendre les astres des cieux, amoncelle ou dissipe les nuages, évoque les mânes de leurs sépulcres, et, pour la circonstance, a composé une sorte d’incantation que Délia n’aura qu’à prononcer trois fois en crachant pour rendre son mari incrédule et stupide comme on ne l’est pas, — qu’est-ce encore, sinon un lieu-commun poétique[1]? Il n’y a pas jusqu’à la magnifique description de l’oracle de la prêtresse de Bellone qui ne soit un pur exercice de versification[2].

Si à toutes ces digressions de Tibulle, qui sont, je le répète, de merveilleux petits chefs-d’œuvre de fine ciselure, on ajoute les imprécations obligées contre la vieille mère de Délia et les prédictions sinistres à l’adresse du rival préféré[3], il semble qu’il n’a pas dû rester grand’place au poète, même en cinq élégies, pour dire les choses qui lui tenaient surtout au cœur dans l’automne et l’hiver de 724. Rien de plus vrai. Le sentiment qui dominait alors l’âme de Tibulle a pénétré toute son œuvre et l’a comme imprégnée, jusqu’en ses moindres parties, d’une sorte de parfum subtil et rare que l’on respire toujours avec délices, mais qui, disséminé en quelque sorte dans chaque vers, n’est dans aucun en particulier. Une impression très générale, l’amour très sincère de Tibulle pour Défia et son goût idyllique et pieux pour la nature champêtre, un vague ensemble de formes indécises et flottantes, des sensations fugitives, qui sillonnent l’œuvre comme des étoiles filantes et s’évanouissent avant de devenir des sentimens, bien loin dj se transformer en idées, voilà ce qui résulte d’une étude prolongée de ces cinq poèmes. Il faut en prendre notre parti : les anciens, les poètes surtout, n’étaient point tourmentés de notre insatiable besoin d’analyse psychologique, ni de l’ardeur maladive avec laquelle nous portons le scalpel jusque dans les moindres replis de la conscience. En conclure qu’ils sentaient moins que nous serait téméraire; c’est le contraire qui est vrai. Les anciens vivaient plus que nous, mais ils se regardaient moins vivre.

Quatre ans plus tard, en 728, le poète réunissait aux cinq élégies

  1. Tib., I , II, 41-64.
  2. VI, 41-55.
  3. II, 87 sqq., et V, 69 sqq.