Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

statue déjà connue du public, et un Pierre Corneille destiné à faire le pendant du Voltaire de Houdon dans le foyer de la Comédie-Française. La comparaison est dangereuse, et il faut tenir compte au jeune artiste de la généreuse hardiesse qui l’a poussé à se mesurer avec un chef-d’œuvre. Il faut avouer cependant que ses forces l’ont trahi, ou qu’il a trop présumé de lui-même : non pas que son Pierre Corneille ne soit une œuvre d’un grand mérite, d’une composition gracieuse et distinguée, d’une exécution aimable et spirituelle, trop spirituelle même et trop aimable pour le sujet. Le marbre, nous n’en doutons pas, soutiendra fort honnêtement le voisinage de son redoutable vis-à-vis ; mais le personnage du poète fera, j’en ai peur, médiocre figure sous le regard perçant du terrible railleur. Voltaire, qui ne pouvait souffrir le grand Corneille et qui l’accablait de sarcasmes, triomphera trop aisément de celui qu’il appelait le bonhomme. C’est vraiment dommage, car le grand Corneille était bien digne de trouver un grand sculpteur pour immortaliser son image, et il ne méritait pas que M. Falguière l’offrît si légèrement en holocauste au génie d’un siècle qui ne l’a pas compris.

Ne vous semble-t-il pas d’ailleurs que M. Falguière appartient plus au siècle de Voltaire qu’à celui de Corneille, et qu’il n’était pas dans sa nature ou, comme on dit aujourd’hui, dans son tempérament d’artiste de rendre avec fidélité le caractère rude, concentré, inégal et grandiose, mais toujours sincère et même un peu primitif, du plus grand, du seul vraiment puissant de nos poètes tragiques ? Sans doute on ne pouvait donner à Pierre Corneille l’attitude attentive et familière du vieux philosophe de Ferney, penché en avant, les deux bras appuyés sur son fauteuil, et comme à l’affût des idées nouvelles ; mais il ne fallait pas non plus lui donner cette pose élégante et théâtrale, cette aisance de mouvemens savamment équilibrés, ce luxe de draperies dont la brillante exécution rappelle plus le cavalier Bernin ou, si vous voulez, M. Carpeaux lui-même que la grandeur un peu pesante et la solennité majestueuse de la bonne époque du grand siècle. M. Falguière aurait dû s’inspirer moins du XVIIIe siècle et de ses élégances, pour se conformer davantage au style grave des magnifiques portraits de Rigault, ou encore mieux de Nicolas Poussin. Il nous présenterait alors le Corneille que nous aimons à nous figurer, à la fois bourgeois et héroïque, bonhomme et sublime, le vieil homme de loi normand, qui ne portait point de boucles à ses souliers, mais dont l’âme et le génie n’enfantaient que des héros. Celui-ci, avec son attitude fastueuse, son front plissé, son regard animé, sa physionomie tout en dehors, ressemble plus à un brillant causeur qu’à un