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qu’il voulait ; il a exprimé toute sa pensée avec un relief, une vigueur, une habileté vraiment incomparables. Qu’on cite beaucoup d’autres artistes dont l’exécution réponde aussi bien à leur pensée, et dont on ne soit jamais forcé de vanter les intentions pour excuser leur insuffisance. Ne pas rester au-dessous de soi-même, ne pas avoir, pour employer une expression familière, les yeux plus grands que le ventre, c’est justement la plénitude de l’art, et il faut pardonner à ceux qui dépassent le but plutôt qu’à ceux qui ne l’atteignent jamais.

Les quatre parties du monde soutenant la sphère sont un nouvel exemple de la grande hardiesse de M. Carpeaux et de son étonnante aptitude à donner à la sculpture, même à la sculpture monumentale, tout le libre mouvement de la nature vivante. Tout autre sculpteur ayant à représenter le même sujet aurait figuré quatre cariatides solidement adossées les unes aux autres et un peu courbées sous le fardeau. C’aurait été, pour un artiste ordinaire, la seule manière de donner à ce groupe colossal la ferme assiette et l’air de grandeur que le sujet comporte. M. Carpeaux procède tout autrement : ses quatre figures sont en action ; elles forment une ronde et tournent toutes ensemble en cadence, d’une allure aisée et légère, entraînant dans leur mouvement de rotation la sphère qu’elles tiennent au-dessus de leurs têtes, au bout de leurs bras tendus, au lieu de la porter lourdement sur leurs épaules. Elles tournent, et cependant elles sont bien assises sur le sol, leur équilibre n’est pas menacé, et la machine céleste poursuit sa révolution régulière sans que le spectateur puisse avoir d’inquiétude sur la solidité et sur l’harmonie de ses mouvemens.

Le grand mérite de cet ouvrage, c’est que la grâce et la liberté de la figure humaine s’y concilient sans effort avec l’aspect monumental et la fermeté des lignes. Les quatre femmes sont de taille égale, nues toutes les quatre, et elles se distinguent plutôt par leurs types et par leurs attitudes que par leurs attributs ou leurs costumes. Bien qu’il ne puisse y avoir matériellement un centre à un groupe circulaire, la figure centrale, celle qui domine toutes les autres par son importance et par la majesté de son attitude, est celle de l’Europe. D’une stature noble, la tête droite, l’air inspiré, les cheveux au vent, elle regarde en haut et retient fortement la sphère de ses deux mains écartées ; elle paraît en modérer le mouvement et régler les destinées du monde. Derrière elle, à sa gauche, l’Asie, sous les traits d’une Chinoise ou plutôt d’une Tartare, se tourne vers elle en inclinant sa tête rasée avec une sorte d’humilité mêlée de défiance et de crainte, et avec l’air sournois d’un animal dompté qui suit son maître sans comprendre où on le mène ; elle touche à peine la sphère du bout des doigts, et elle résisterait