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écrivain, de quelque ordre qu’il soit, ces aspirations bizarres à la gloire d’un pitre et aux bénéfices d’un marchand ; mais, comme le fait observer dans une de ses préfaces M. Hingston, le Pylade d’Artemus Ward et son compagnon de voyage, certaines convenances auxquelles sacrifient les Européens n’existent point aux États-Unis. La théorie des classes n’étant pas acceptée, il n’y a point de profession dont on puisse rougir, pourvu qu’elle soit exercée honnêtement. M. Hingston, dans son ardeur à justifier son ami, nous cite même deux clowns qui sont médecins distingués. Artemus Ward n’hésita donc pas à se vendre, c’est le mot qu’on emploie, à tel ou tel spéculateur pour un temps déterminé. Il fut produit de ville en ville comme un animal savant, jusqu’à ce qu’il prît le parti d’endosser la responsabilité des profits et des pertes en se produisant et s’exploitant lui-même. Bien entendu, un agent le précédait pour louer le local, placer les billets et répandre ces affiches comiques qui provoquaient un premier éclat de rire.

Artemus débute à Norwich, Connecticut, par the Babes in the wood (les Enfans dans les bois). Disons ici que le titre était la seule chose que le showman prît quelque peine à chercher ; lorsqu’il avait trouvé, moyen d’aiguillonner la curiosité du public par l’enfantillage, l’absurdité ou la bizarrerie du titre, il ne songeait qu’à concentrer le plus de folies et d’incongruités possible dans les digressions les plus étrangères au sujet, qu’il lançait ensuite comme autant d’impromptus, souvent même en hésitant, toujours d’un air étonné de l’effet produit à son insu. Parfois il s’interrompait pour tirer sa montre en affectant un trouble dont tout d’abord chacun était dupe, et déclarait d’une mine ahurie qu’il n’avait vraiment pas le temps de conter l’anecdote promise. La Lutte contre le revenant, le Soliloque d’un voleur, la Croisière de la Polly Ann, le Duc déguisé, Sang mêlé, la Fièvre de la guerre à Baldinsville, la Soirée graphique et tant d’autres de ses esquisses composent, de l’aveu même de ses plus grands admirateurs, une sorte de feu d’artifice qui doit presque tout son mérite à l’habileté de celui qui le tire. The Babes in the wood, dont le titre est celui d’un vieux conte de nourrice qu’il avait transformé en une farce assez grossière, est réputé son chef-d’œuvre. Artemus possédait un talent rare pour saisir l’actualité au vol et pour en tirer parti à sa façon. Ainsi l’une de ses lectures les plus célèbres, Soixante minutes en Afrique, lui fut inspirée au moment de la bataille de Bull’s Bun par la grande question de l’esclavage. Devant deux mille auditeurs, il parut armé d’une carte d’Afrique, entama des dissertations géographiques, et tomba de là par un calembour audacieux à l’histoire bouffonne de cette conversion d’un nègre, qui courut l’Amérique et l’Angleterre.