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néant, de bafouer ou d’éluder toutes les lois qui viennent de France. La métropole vote chaque année 70,000 francs pour arriver à l’extinction de l’esclavage ; on escamote les 70,000 francs, et le nombre des esclaves ne diminue pas. Si seulement on s’arrangeait de manière à rendre sinon heureux, du moins moins malheureux la grande majorité : non, tout se fait pour et par une coterie dont les instincts sont étroits et dégradons ; mais qu’est-ce que je vous raconte là ? Vous vous souciez fort peu de tous ces gens-là, et vous avez raison.

30 mai, à Sainte-Marie de Madagascar. — Que d’événemens ! Vous comprendrez, que toute mon attention soit captivée par les dispositions que je dois prendre, que tout mon temps soit absorbé par des ordres à donner, des opérations à exécuter. Je ne suis pas sur un lit de fleurs. C’est sur moi que repose le salut de bien des hommes, de bien des intérêts. Parfois, au milieu des préoccupations sans nombre qui se heurtent dans mon cerveau, ma tête se détend, j’écoute un instant les voix de mon cœur, mon esprit vole vers Paris, je vaudrais vous écrire, et puis je me reproche le temps que je ne donne pas aux affaires, car il y en a toujours quelques-unes de négligées ou d’incomplètement faites. Chose singulière, le bouleversement du 24 février ne m’a pas surpris. Dès que j’ai vu la France et les affaires, où j’avais été mêlé d’une certaine distance, tout m’a paru menacer ruine et désastre ; mais je ne croyais pas que ce serait si prompt et si profond.

31 mai. — Le Cassini est arrivé après une traversée de cent jours. Oh ! merci mille fois de vos bonnes lettres. Je n’aurai d’autre moyen d’y répondre complètement que de vous envoyer mon journal lui-même. Je n’ose en faire faire une copie, car j’y parle de choses si intimes, je m’y laisse voir si nettement, avec toutes mes boutades et mes humeurs, que je ne puis y laisser jeter les yeux que par vous. Je l’ai tenu régulièrement, contre mon habitude ; mais le temps me manque pour en séparer ce qui peut en être détaché à votre intention de ce que je dois garder pour mon service. Merci encore mille et mille fois et à vous et à M. de La Grange. J’ai cru voir se dérouler la France sous mes yeux en parcourant ce que vous nommez votre griffonnage ; mon cœur se gonflait à chaque instant. Si vous n’avez pas complètement perdu l’esprit, vous sentirez que je suis au milieu de telles affaires qu’il m’est impossible de vous écrire régulièrement. Comprenez-vous que, dans la vie d’action où je suis jeté, il faut de temps en temps que je fasse un peu d’illusion aux autres et à moi-même ? J’ai besoin d’une force factice pour la communiquer à tout ce qui m’entoure ; mais une chose singulière,