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la France entière : c’est une poésie simple, honnête et religieuse. Une population qui peut lire dans sa langue des œuvres de ce mérite a une éducation morale au moins aussi élevée que celle dont les romans à quatre sous et les journaux à cinq centimes sont la pâture de prédilection. Il faut habituer nos populations rurales à lire et à raisonner; mais, pour que cette éducation les pénètre et devienne partie intégrante de leur être, il faut qu’elle s’adresse aux humbles dans la langue qu’ils aiment et qu’ils comprennent. A ne parler que de la Bretagne, si le paysan breton lit peu et n’a par conséquent que des connaissances bien restreintes, c’est parce que le français lui est trop peu familier pour qu’il lise avec plaisir dans cette langue, c’est encore parce qu’il ne trouve guère dans sa propre langue d’autre lecture que des ouvrages de piété ou ces feuilles volantes que vendent les colporteurs. Pour toute littérature, il n’a que quelques « mystères, » imprimés ou manuscrits, qu’on lit dans les longues soirées d’hiver et qu’on représente encore quelquefois; mais qu’on écrive dans sa langue des œuvres à sa portée, d’agriculture, de science populaire, d’histoire, de littérature, et qu’on les répande à un prix modique, le paysan les achètera et les lira avec intérêt.

La cause de l’éducation populaire par la langue populaire va peut-être gagner à la rivalité des partis politiques et à la compétition des candidats qui se disputent l’oreille du paysan breton, et sont forcés de l’entretenir dans sa langue. Les seuls partis en présence en Bretagne sont le parti légitimiste et le parti républicain libéral[1]. Le parti bonapartiste n’existe pas, du moins comme état-major et comme cadres, car il a peut-être encore des sympathies parmi ces paysans qui savent gré à l’empire du bon prix auquel ils vendaient leurs « cochons. » Ce n’est pourtant pas que l’empereur Napoléon III ait été ménagé dans les complaintes populaires que j’ai signalées plus haut. Dans une d’elles, une seule, je l’ai trouvé représenté comme trahi[2]; mais c’est l’exception. En général il est fort maltraité; on l’appelle « l’empereur Badinguet[3] » ou « un franc-maçon sans conscience[4] ; » ailleurs encore, dans une brochure que

  1. Ce dernier ferait bien, soit dit en passant, et il le pourrait sans aller pour cela jusqu’à l’intolérance, de ne pas laisser se glisser dans ses rangs des hommes qui ont été les partisans, pour ne pas dire les complices du plébiscite impérial du 8 mai 1870. C’était par exemple un véritable scandale de voir au mois de septembre dernier, à Quimper, se porter comme candidat soi-disant républicain au mandat de conseiller-général un ancien partisan de l’empire, à qui son concurrent légitimiste reprochait avec raison sa volte-face subite.
  2. Chanson nevez var sujet ar bla 1870. Morlaix, Haslé.
  3. Brezel ar Pruss, Morlaix, Haslé.
  4. Quéméiad an ezac’h. Lannion, Le Goffic.