Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/824

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nèque, lui montraient à l’avance les hauteurs morales vers lesquelles ses générations successives, puis d’autres encore dans les siècles suivans, devaient s’élever par un essor libre, méritant et irrésistible. Comme l’esprit humain tend à localiser l’idéal une fois conçu et à le revêtir de formes sensibles, afin de se persuader qu’il n’est pas dupe de quelque illusion, comme d’ailleurs le passé a sur l’avenir l’avantage incontestable d’avoir appartenu au monde des réalités, il arrive que les hommes de progrès eux-mêmes substituent l’éloge de ce qu’ils croient avoir existé à l’espérance nécessairement incertaine d’un grand succès futur. La Grèce, particulièrement Athènes, dans Athènes le parti respectable des socratiques, eut longtemps pour tel idéal une Sparte primitive dont le législateur était, suivant le mot de la Pythie, peut-être moins un homme qu’un dieu[1]; Rome aussi se fit un idéal de ses premiers temps, soit de l’époque royale, — sous le grand Romulus, protégé des dieux, ou bien sous le pauvre et vertueux Numa, — soit de sa première période républicaine, celle des Fabricius ou même des Scipions. Ce n’était pas assez : la Grèce et Rome eurent encore un idéal en dehors d’elles-mêmes. Cette antiquité classique, si dédaigneuse de l’étranger, du barbare, fut comme hantée d’une vision qui lui montrait au loin, vers le nord et vers l’est, par-delà ses frontières, les séjours bienheureux, les peuples sages, les sources de toute civilisation en même temps que de toute poésie. N’était-ce pas de chez les Hyperboréens, situés, comme le dit leur nom, au-delà des vents et des glaces, qu’Apollon, dieu de la lumière, venait visiter Délos ou bien y envoyait ses messagers, les cygnes harmonieux? Le Scythe Abaris, porté à travers les airs sur une flèche rapide, parcourait la Grèce, et, au nom du même dieu, rendait ses oracles. Zalmoxis le Gète avait enseigné à son peuple le dogme de l’immortalité de l’âme. De la Thrace enfin, les Grecs avaient reçu Orphée et les Muses. Rome hérita des mêmes traditions et des mêmes respects : les vertus des Hyperboréens, la sagesse des Scythes et des Gètes, devinrent pour elle aussi des souvenirs consacrés, qu’invoquaient fréquemment ses déclamateurs et ses moralistes.

Qu’il y ait lieu de signaler dans le génie de Tacite quelques traits d’utopiste ou de rhéteur, pourquoi ne le reconnaîtrions-nous pas? Utopiste, il l’a été si l’on veut, mais dans la mesure que nous avons dite, c’est-à-dire à la manière de l’homme de cœur indigné des maux dont il est le témoin, à la manière du bon citoyen qui a son idéal politique. Il était permis sans doute à qui vivait sous un Domitien de former des vœux et d’invoquer un meilleur avenir; il est

  1. M. Ernest Havet, un savant d’un esprit ferme et aiguisé, a fort habilement développé cette vue en parlant d’Isocrate. Voyez son volume intitulé le Discours d’Isocrate sur lui-même, 1862.