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mission de chercher et de décréter ce qui est favorable au bien général : ils ne sont point élus pour obéir aux caprices et aux ignorances de la foule. La loi ne doit pas être l’expression de la volonté du peuple par la raison très simple que le peuple, n’entendant absolument rien aux questions débattues, ne peut avoir de volonté à ce sujet. Ainsi en France il s’agit maintenant de lever de nouveaux impôts : que veut le peuple ? Probablement ne rien payer du tout, et, quant au système financier le moins désastreux, il n’en a pas la moindre idée. Lorsqu’on admet que les lois sociales et politiques sont, comme les lois mathématiques, affaire de science et d’observation, le syllogisme de Sieyès perd toute valeur. Le XVIIIe siècle invoquait sans cesse la volonté comme source du droit, le XIXe parle plus souvent de science. J’estime qu’il a raison. Un peuple sensé dira : Je veux être gouverné par les meilleures lois possibles ; comme je suis incapable de les découvrir, je nommerai à cet effet des gens spéciaux, de même que, pour avoir des chemins de fer, je m’adresse à des ingénieurs, et ces législateurs que je nommerai, je les distribuerai en une ou en deux chambres, suivant le système que l’expérience aura fait connaître comme le plus convenable à la confection de bonnes lois.

La politique est en grande partie une science d’observation ; c’est ce que n’ont jamais compris les démocrates français de l’ancienne école. Or l’observation montre qu’avec deux chambres on gouverne mieux et on fait de meilleures lois qu’avec une seule. Deux grands pays ont principalement donné au monde le spectacle de la liberté populaire garantie par le régime représentatif, l’Angleterre et les États-Unis. Tous deux, l’un une monarchie, l’autre une république, ont adopté la dualité des chambres. L’exemple de l’Amérique est surtout digne d’attention. Ce n’est pas le congrès fédéral seul qui a deux chambres, afin que les états particuliers y soient représentés ; chacun de ces états en a deux également. La république noire de Libéria, qui marche très bien, quoique peuplée uniquement de nègres, a suivi l’exemple des États-Unis. En 1786, la Pensylvanie, conformément à l’avis de Turgot, adopté par Franklin, essaya d’une chambre, mais elle se vit bientôt forcée d’y renoncer. Comme le dit le publiciste américain Lieber, le système des deux chambres est un article de foi anglican.

Les Américains n’ont point adopté une seconde chambre pour qu’elle représente la fortune, l’esprit de conservation, pour qu’elle serve de rempart à l’exécutif, comme l’ont voulu sur le continent certains esprits éminens, mais aveuglés sur le mouvement de notre siècle ; ils ont obéi à une raison plus forte, qui a même entraîné M. Mill, qu’on n’accusera pas d’être trop conservateur. Cette