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à ce titre que les différens moyens de représenter équitablement les minorités méritent d’être étudiés.


II

Faut-il qu’il y ait une chambre ou deux chambres ? La question a été souvent discutée, mais il faut la reprendre à nouveau, parce que la plupart des argumens que l’on a fait valoir pour l’une et l’autre opinion ne peuvent plus guère être invoqués aujourd’hui. Ainsi on a dit avec Montesquieu : Il y a dans la société des familles puissantes qui ont la richesse, les honneurs, un nom historique ; il faut leur donner une représentation spéciale, sinon elles seront les ennemies de l’état des choses que vous établirez. « La liberté commune serait leur esclavage. » M. Guizot a repris la même idée dans son étude sur la Démocratie en France. Il y a d’après lui deux types principaux de situation sociale, « celle des hommes vivant du revenu de leurs propriétés foncières ou mobilières, terres ou capitaux, et celle des hommes vivant de leur travail, sans terres ni capitaux. » A chacun de ces deux élémens essentiels et éternels de toute société, il faut une représentation distincte, sinon l’un serait sacrifié par l’autre, et on aboutirait à la spoliation, à l’anarchie. Je ne connais pas de théorie plus dangereuse, mieux faite pour perdre ce que l’on veut sauver. Quoi de plus imprudent que de déclarer que les intérêts du capital et du travail sont hostiles, et d’instituer deux chambres rivales pour les représenter ? La propriété est menacée, dit-on, il s’agit de la défendre, et pour y parvenir on réunit dans une assemblée les grands propriétaires du pays, afin qu’ils puissent protéger leurs intérêts, qu’on déclare opposés à ceux des travailleurs. On les abandonne sans contre-poids à l’aveuglement de leur égoïsme et aux sottises qu’inspire la peur. Ils ont mission officielle d’arrêter toute mesure démocratique, c’est-à-dire utile au grand nombre. On organise constitutionnellement la lutte des riches et des ouvriers, et on parque les premiers à part dans une chambre aristocratique, comme si on voulait les désigner aux colères populaires. Je doute que l’on s’y prît autrement, si on visait à donner des armes au socialisme et à échauffer les haines du prolétariat. Comment ! vous voyez le flot démocratique qui, vous l’avez dit vous-même, coule à pleins bords ; il bouillonne dans l’Europe entière, il monte et menace de tout envahir ; il agite dans les classes inférieures les passions les plus ardentes et les plus générales, il soulève les nations et renverse les trônes ; toutes les forces de la société concentrées en un seul faisceau et toutes ses armes en une seule main sont impuissantes à le contenir en ses jours d’emportement, —