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son insu, et, sauf l’homme puissant qui tenait alors ses destinées entre ses mains, personne ne se douta des voies dans lesquelles elle s’engageait. Aujourd’hui les choses ont bien marché, et il n’est si petit démocrate de club qui n’ose faire pour elle l’aveu que, l’idée de patrie lui étant une gêne, elle peut et doit s’en passer. Une sorte d’émulation patricide règne dans le camp de la démocratie ; c’est à qui ira le plus loin dans le sens contraire, à qui poussera le plus à un cosmopolitisme fatal, à qui effacera le plus les frontières qui protégent notre nationalité. Il n’y a plus de Pyrénées, dit un jour Louis XIV ; mais la révolution, qui semble avoir puisé dans sa haine des tyrans le goût de les imiter, ne se contente pas d’aussi peu que le roi-soleil ; il n’y a plus ni mers, ni fleuves, ni montagnes qui l’arrêtent. Écoutons un peu ses paroles ; quel est l’avenir qu’elle se promet, quels sont les plans qu’elle caresse, quelles sont les prophéties qu’elle émet ? Sans compter plus longtemps les débris des anciennes sectes socialistes, humanitaires et autres, qui n’eurent jamais qu’un médiocre souci de l’idée de patrie, voyons les nouvelles doctrines enfantées par la démocratie. Il y en a jusqu’à quatre qui se sont fait jour récemment ; or toutes quatre déclarent hautement que l’idée de patrie a fait son temps, que l’ère des nationalités a cessé, que l’heure est venue où la vaste humanité doit enfin entrer en scène et se substituer à toutes les démarcations arbitraires entre lesquelles ses enfans, parqués en peuples distincts, ont eu le tort de patienter tant de siècles.

Nous avons vu à l’œuvre la première de ces doctrines, et nos rues porteront longtemps encore les marques de ses fureurs. C’est la commune, un des plus singuliers mouvemens de colère qu’il y ait dans l’histoire de l’humanité. Avez-vous jamais rencontré un enfant essayant d’attraper sa ressemblance dans un miroir, et, dans son impatience de ne pouvoir y parvenir, jetant le miroir à terre et le brisant en mille pièces ? Ou bien vous rappelez-vous ce chef barbare qui, pour s’assurer de la puissance de je ne sais quelle divinité, approcha l’idole de son oreille en l’invitant à lui parler, et, n’ayant rien entendu, la lança loin de lui avec fureur ? Voilà l’image de la commune. Désespérant de trouver dans la patrie un auxiliaire pour la réalisation de ses lubies, elle a eu recours à l’expédient facile, mais inefficace, de l’enfant et du barbare ; elle a tâché de la mettre en pièces. Les sergens et les lieutenans teutoniques qui connaissent leur Hegel auront pu vérifier une des lois de sa philosophie de l’histoire en assistant à cette entreprise mémorable de la démocratie française, qui, de propos délibéré, essayait de remettre la société dans l’état que le célèbre penseur appelle l’état atomistique, c’est-à-dire cette désagrégation par laquelle chaque molécule sociale, rendue pour son malheur à sa liberté absolue, tourne de ci,