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arrive le jour du départ, un agent consulaire vient constater officiellement que les engagés s’en vont de leur plein gré. Ils peuvent, il est vrai, refuser de s’embarquer ; mais comme ils sont endettés, et ne doivent être mis en liberté qu’après le remboursement de l’argent qu’on leur a prêté, ils préfèrent cent fois le grand air à une prison rendue sans doute affreuse à dessein. On leur a dit aussi que La Havane, le Callao, et les autres colonies vers lesquelles ils seront dirigés, ne sont qu’à cinq ou six jours du port d’embarquement, et que le voyage ne sera qu’une promenade hygiénique excellente pour leurs poitrines affaiblies par les privations. Ils partent, et s’étonnent dès leur arrivée à bord de se voir enlever leur tabac, leurs pipes, les couteaux. Ils sont naïvement surpris de se voir entassés trois ou quatre cents dans un entre-pont obscur et sans air ; ils peuvent, il est vrai, se promener sur la dunette par escouades, mais il faut que le temps soit fort beau ; comme ils sont entourés de matelots qui ont des fusils chargés et des figures menaçantes, ils ne se sentent pas complètement heureux. Qu’un gros temps arrive, oh ! alors ils ne doivent plus sortir, et ils étoufferaient dans leur prison, si du haut du grand mât ne tombait au milieu d’eux une longue manche en toile, conductrice d’un air ardemment aspiré. Trop souvent alors la nostalgie et le désespoir font des ravages dans leurs esprits. Ils préparent silencieusement leur révolte et se soulèvent en masse, avec fureur. Ils cherchent à surprendre l’équipage : s’ils réussissent, ils le massacrent ; dans le cas contraire, beaucoup d’entre eux succombent. On en tue le moins possible cependant, car chacun des révoltés représente une assez grande valeur. Quelques-uns de ces infortunés, — plus pacifiques, âmes pieuses qui croient en Bouddha, en la consolante transformation de la métempsycose, — font tranquillement un petit paquet de leurs pauvres hardes, se l’attachent sur le dos, disent au revoir à leurs compagnons, et se laissent glisser sans bruit à la mer. — Que sont devenus les hommes absens ? demande à l’heure de l’appel le subrécargue ; lanterne en main, il vient de fouiller tous les recoins du bateau. — Ils sont retournés en Chine, répond naïvement un des compagnons. Hier, dans la nuit, ils ont passé par le sabord, et sans doute en ce moment ils sont heureux au milieu des leurs. — Imaginez la colère du traitant ! C’est pour lui une perte sèche de 500 francs par chaque homme disparu. Il fait appeler le charpentier, et lui ordonne de poser de forts barreaux en fer à tous les sabords, à tous les endroits d’où un homme peut se glisser à la mer. On ne fera plus de promenades sur le pont ; à dater de ce jour, les déportés ne pourront plus respirer ou contempler l’horizon qu’à travers des grilles.