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compte douze jours en moyenne. Il ne faut donc en réalité à l’homme assez privilégié pour posséder la liberté, la jeunesse, la fortune, qui permettent ces beaux voyages, que quatre mois pour faire le tour du monde, beaucoup moins qu’il n’en fallut en 1735 au premier président Des Brosses pour se rendre avec son ami Sainte-Palaye de Dijon à Naples. Au commencement du XVIe siècle, un moine augustin, frère Diego Guevara, dont j’ai lu les aventures singulières dans les archives d’un couvent portugais à Goa, fit le parcours de Manille en Espagne de la manière suivante : de Manille à Malacca, de Malacca à Goa, de Goa à Bassora, de Bassora à Alep, en traversant l’Arabie à dos de chameau ; d’Alep à Candie, de Candie à Livourne, de Livourne à Rome, enfin de Rome à Madrid par terre et à cheval. Ce voyage dura deux ans !


I

Une erreur très répandue en France, c’est que l’ouverture du canal de Suez rende plus rapide pour les voyageurs le trajet d’Europe aux Indes orientales et en Chine. On oublie ou on ignore l’établissement d’un chemin de fer entre Alexandrie et Suez, voie par laquelle on ira toujours plus vite que par le canal. Ce dernier ne sera avantageux, — mais cet avantage sera immense, — qu’aux bâtimens voiliers, exposés dans leurs voyages par la route du cap de Bonne-Espérance à périr sur les brisans des îles du Cap-Vert ou à sombrer dans les effroyables tempêtes du pôle antarctique. C’est surtout pour les émigrans pauvres, obligés de voyager par mer, que l’ouverture de l’isthme de Suez est un grand bienfait. Entassés pêle-mêle dans les entre-ponts des lourds bateaux qui les transportent vers des contrées lointaines, ils avaient parfois à braver des traversées de six mois ; presque toujours mal couchés et mal nourris, les passagers voyaient progressivement leur caractère s’aigrir et se corrompre ; des haines violentes éclatant entre eux pour les motifs les plus légers attristaient sans cesse les longues journées du bord, heureux encore si une mutinerie comme celle du Fœderis Arca ne livrait capitaine et passagers à la merci des matelots révoltés. Ajoutez à cela les risques d’incendie et de famine, les abordages, les calmes et les naufrages, et vous aurez une idée assez exacte du progrès réalisé par l’ouverture du canal.

Lorsque pour la seconde fois, après avoir échappé miraculeusement aux récifs et aux fièvres des îles du Cap-Vert, je voulus quitter la France et entreprendre le voyage à toute vapeur que je raconte, j’arrêtai mon passage à Southampton à bord d’un des grands bateaux de la Compagnie orientale et péninsulaire, au prix de