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droite, la gauche croyait avoir eu à supporter le principal effort. Au quartier-général, nous trouvâmes d’autres impressions. La sortie des Russes contre les ouvrages de gauche n’avait été qu’une diversion ; c’était à quatre lieues de Kamiesh, sur le plateau même d’Inkermann, que s’était jouée la grosse partie : là s’étaient choquées des masses considérables. Pendant une partie de la journée, l’existence des armées alliées y avait été en péril. Les postes avancés des Anglais avaient été surpris avant l’aube. Les Anglais se gardent mal, et mettent je ne sais quel puéril orgueil à ne point se garder. Les boulets russes avaient atteint les soldats dans les tentes, les chevaux au piquet : il avait fallu toute la solidité de nos alliés pour qu’il ne s’ensuivît pas une panique. Sans s’émouvoir, ils avaient pris les armes, mais ils s’étaient trouvés en face de colonnes profondes. Engagées dans un ravin trop étroit, ces colonnes heureusement ne parvenaient pas à se déployer ; elles renouvelaient sans cesse leurs rangs devant un ennemi que la lutte épuisait. Quatre-vingts pièces d’artillerie mises en batterie dès le début du combat soutenaient ces masses d’assaillans. Nos alliés devaient succomber. Accablés sous le nombre, ils ne pouvaient défendre plus longtemps l’accès du plateau. Les Russes, trouvant enfin pour se déployer le champ libre, allaient tout inonder, quand soudain, au milieu du fracas de la mousqueterie, le clairon des zouaves se fit entendre. Ces vaillans soldats arrivaient au pas de course. Avec eux accouraient les tirailleurs algériens, bondissant comme des panthères à travers les taillis, et s’annonçant de loin par leurs cris sauvages. Ces premiers bataillons se jetèrent au milieu de la mêlée sans attendre les troupes qui les suivaient ; ils suffirent pour changer la face des choses. Les Russes avaient espéré nous retenir par une fausse attaque ; si le coup d’œil de nos généraux eût hésité, s’il n’eût clairement et promptement discerné où était le péril véritable, les Anglais étaient perdus, et nous étions probablement perdus avec eux. L’ennemi avait eu sujet de compter sur la victoire, il ne pouvait se résigner à y renoncer. Du fond de la vallée, les régimens russes continuaient de monter à l’assaut. Les pentes du ravin se couvraient de monceaux de cadavres. L’artillerie ennemie se décida la première à plier ; l’infanterie, n’étant plus soutenue, recula d’abord en bon ordre, mais elle ne put conserver longtemps cette fière attitude. Les bataillons russes arrivèrent dans un affreux pèle-mêle sur les bords de la Chernaya ; la retraite était devenue une déroute.

Il y a des victoires qui, semblables à la victoire ailée des statuaires et des poètes, ne laissent point sous leurs pas de carnage. Il en est d’autres où le succès s’achète par de vastes hécatombes ; Inkermann évoquait le fantôme d’Eylau. Nous avions parcouru le champ de ba-