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enfin ce sentiment fragile que vous détestez, pourquoi mentirait-il à ses promesses, si je ne cherchais dans son culte que le dévoûment à un autre, avec cette conviction profonde, cette certitude ardente que je peux être utile et bonne à celui que mon cœur a choisi, si enfin je ne pensais pas à moi en l’aimant et ne pensais qu’à lui ?

— Tu en es là ! Ah ! pauvre petite !

Mme de Villepreux joignit les mains, et d’une voix où il n’y avait pas moins d’irritation que d’accablement : — On n’échappe pas à sa destinée, reprit-elle. J’ai tout fait pour t’épargner cette épreuve, je t’ai ouvert mon cœur où des années de désespoir n’ont laissé que des cendres. Après t’avoir armée par l’éducation, j’ai voulu te prémunir par ma confession ;… mais non ! tu pouvais avoir une vie calme, animée par une occupation régulière où tu ne livrais rien au hasard ; tu cours au-devant du danger, tu veux avoir ta part des orages !

— Je m’y prépare et les accueillerai avec joie, si je les peux détourner de son front.

— Des rêves !

— Vous savez que j’en faisais à Niederbrulhe !

— Puis-je savoir le nom ?…

— Donnez-moi quelques jours encore, et je vous le dirai.

Peu d’instans après cette conversation, Gilberte suivait d’un pas ferme le sentier qui devait la conduire au carrefour du grand noyer. Les oiseaux babillaient dans les haies, des papillons voltigeaient dans les jeunes blés ; la même brise qui la veille rafraîchissait son front humide chantait dans les arbres. Elle en aspirait les arômes ; son cœur battait à coups profonds, mais son regard fier et brillant interrogeait l’espace et l’horizon lumineux. Elle sentait en elle le même foyer de chaleur et la même limpidité.

Quand elle eut atteint l’arbre derrière lequel elle s’était blottie, Gilberte aperçut René debout sous l’ombre du gros noyer. Il fit quelques pas au-devant d’elle, et lui tendit la main en souriant, mais avec une nuance d’embarras. — M’expliquerez-vous à présent, dit-il, pourquoi ce rendez-vous et pourquoi dans cet endroit ?

— C’est qu’hier, ici même, j’ai vu deux de ces sottises dont vous m’avez entretenue si souvent. L’une était brune, l’autre était blonde !

— Vous étiez là ? s’écria René, qui rougit jusqu’à la racine des cheveux.

— J’étais là, et j’ai eu le temps de les examiner toutes deux à mon aise. Trop de rubans, des rubans partout ! Quand vous êtes arrivé en courant, et couriez-vous, bon Dieu ! je n’ai eu que le temps de me jeter derrière ce vieux chêne.