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mière éclatante du matin enveloppait ce groupe d’êtres jeunes et gais, et mettait en relief la vivacité des gestes multipliés par la surprise et le contentement, et la variété joyeuse des attitudes. Gilberte eut comme une vision de la vie active et dissolvante de Paris s’épanouissant tout à coup dans la clarté pure des champs. Ses yeux ardens ne quittaient pas le groupe que formaient René et ses deux compagnes. — Mais non, c’est impossible ! dit alors son cousin d’une voix plus haute.

— Si, si, répondirent les deux jeunes femmes.

Les regards de René faisaient encore le tour de l’horizon, que déjà il était dans la calèche. L’une des Parisiennes fit un signe de la main, le postillon leva son fouet, les chevaux se jetèrent en plein dans le collier, et, comme un tourbillon dans un rêve, au milieu du bruissement des éclats de rire, du froissement des robes de soie, dont quatre mains joyeuses assouplissaient les plis pour faire place à René, la voiture passa devant Gilberte et disparut dans le rayonnement du chemin.

Gilberte avait le cœur un peu serré quand elle sortit de sa cachette. Elle monta le talus de la route, et regarda au loin dans la direction que la calèche avait prise. Elle ne voyait plus qu’un léger nuage de poussière blanche qui roulait le long d’une haie, et qui bientôt s’effaça. L’alouette chantait toujours dans l’azur ; mais elle n’en écoutait plus les chansons. Elle retourna lentement à La Marnière, d’un pas traînant et comme alourdi par le poids des pensées qui l’obsédaient. Ne venait-elle pas d’apercevoir dans toute la séduction de leur hardiesse et de leur indépendance deux de ces femmes dont sa mère lui avait parlé, et qui avaient eu sur la destinée de M. de Villepreux une si fatale influence ? D’où venaient-elles ? Pourquoi sur cette route ? Des tourbillons de pensées obscures l’assaillaient. Un peu lasse tout à coup, elle s’assit sur un tertre. Le paysage avait perdu sa lumière et sa fraîcheur ; l’ombre qui était en elle s’étendait sur les objets extérieurs et les couvrait d’un voile gris. Gilberte sentait confusément qu’elle souffrait d’un mal qui lui était inconnu, et s’en étonnait. Qu’avait-elle perdu ? Quelle chose était dans sa vie la veille qui n’y fût pas aujourd’hui ? Elle entendait toujours à son oreille tinter le rire des deux étrangères. En ce moment, ses regards distraits découvrirent dans l’herbe un insecte qui s’avançait péniblement le long d’une tige verte, que son poids léger faisait osciller. Il charriait quelque butin dont il avait peine à supporter le fardeau. Parvenu à l’extrémité du brin d’herbe, il s’arrêta, sembla se consulter en présence du vide, puis redescendit, et chercha une voie nouvelle. Tout lui était un obstacle, les racines, les graviers perdus dans la mousse, les brindilles de bois mort, les