Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 92.djvu/628

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui sont placés au-dessous de lui, et ainsi de suite jusqu’au dernier échelon de l’échelle sociale. Le bâton était l’insigne du seigneur, son privilège. Les inspecteurs ne se firent pas faute de l’appliquer sur le dos des paysans lorsque ceux-ci négligeaient leurs terres, ne réparaient pas leurs cabanes, ou ne payaient pas régulièrement les impôts. À force de battre le serf, ils se considérèrent comme son maître, et, s’ils ne pouvaient en faire leur chose, le vendre ou l’acheter, ils surent exiger de lui des services forcés, des corvées. Ce système, adopté d’abord comme un progrès, peut-être même comme un bienfait, ne conserva pas longtemps son caractère primitif ; les garanties qui entouraient et protégeaient le cultivateur fléchirent bientôt devant les prétentions des seigneurs et l’emploi de la force. L’inspecteur devint, par l’exercice de la triste autorité dont il était revêtu, le maître absolu du serf. Cette déviation de l’idée première commença dans les districts les plus reculés. Les serfs s’y trouvaient seuls en présence de leurs maîtres, ils ne pouvaient s’adresser à personne pour obtenir aide ou protection. « Dieu est trop haut et le tsar est trop loin, » répétaient-ils avec douleur et résignation. Les seigneurs, une fois entrés dans la voie des abus, allèrent jusqu’au bout. Le serf devient leur chose, leur esclave ; il est battu, affamé, transporté, vendu même en dépit de la loi qui le protégeait contre ce dernier outrage.

Le mal était profond à l’avènement de Pierre Ier. Il crut y mettre un terme en interdisant la vente des serfs dans la terre qu’ils cultivent. Cette mesure n’était qu’un palliatif. Elle effaçait, il est vrai, de la Russie l’esclavage individuel ; mais elle plaçait les serfs plus que jamais sous la puissance des seigneurs en convertissant l’impôt sur les maisons en impôt personnel, et en exigeant du seigneur le versement de cet impôt, qu’il devait prélever lui-même sur ses serfs. Ce fut une source de perpétuelles et cruelles injustices. Jusqu’à Catherine II, le servage n’existait que dans la Grande-Russie. Bien que cette princesse n’ignorât pas que cette institution était aux yeux de l’Europe une tache pour son pays, elle l’étendit à la Petite-Russie, voulant que tous ses sujets fussent placés sous la même règle. Les infortunés paysans, de plus en plus écrasés, avaient peine à traîner leurs lourdes chaînes, Paul Ier dut intervenir ; il fixa à trois jours par semaine le maximum des corvées que le seigneur pouvait exiger. Dès les premières années, tous les vrais patriotes russes se sont élevés avec véhémence contre le servage, comme étant une innovation asiatique, une iniquité dont la Russie devait se laver. « Liberté des serfs » a été la devise de tous ceux qui, poussés à bout par les excès d’un régime outrageant, ont levé l’étendard de la révolte. Stenka Razin en 1670, Pougatcheff en 1773, Pestel et les conspirateurs de 1825, tous ont eu l’émancipation pour programme,