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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1871.

Non, en vérité, notre pauvre France ne ressemblera jamais à personne et ne peut être une nation ordinaire, pas plus dans l’infortune que dans la gloire ; elle n’est ni heureuse ni malheureuse à demi ; vaincue aujourd’hui et accablée au-delà de toute mesure, elle est réduite à boire jusqu’à la lie toutes les amertumes. Ce n’était pas assez de la guerre étrangère, de l’invasion, de Paris assiégé, des provinces dévastées, d’une paix douloureuse et nécessaire au prix d’un démembrement ; il fallait encore qu’au lendemain et sous le coup de tant d’affreux désastres, un désastre nouveau et plus poignant vînt couronner nos humiliations : il faut que l’horrible guerre civile se déchaîne pour achever l’œuvre, des Prussiens, et que nous en soyons à nous demander, dans le désespoir de notre âme, si tous les fléaux vont s’abattre à la fois sur nous, si ce qui reste de cette patrie sanglante et mutilée par l’ennemi va échapper à la destruction volontaire, au suicide. Voilà la pensée avec laquelle nous vivons, voilà le cauchemar sinistre qui nous poursuit depuis près de quinze jours, depuis le mouvement du 18 mars, qui n’a ni un objet défini et avoué, ni un programme politique ostensible, ni une raison d’être apparente, qui n’a été que le produit d’une confusion ou d’un malentendu gigantesque, et qui n’est arrivé en fin de compte qu’à ouvrir un abîme sans fond sous les pas d’un peuple éperdu.

Certes, s’il y eut jamais un moment où une seule et unique pensée dût s’emparer d’un pays tout entier, où l’esprit de parti et de secte dût abdiquer devant un suprême intérêt de patriotisme, où toutes les volontés dussent s’allier dans un effort commun de préservation, de revendication nationale, c’était ce moment du lendemain de la guerre où il y avait tant de blessures à guérir, tant de ruines à réparer, tant de réformes profondes et nécessaires à réaliser. Tout récemment encore, tandis que se préparaient dans l’ombre ces tristes événemens de Paris