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meur pacifique, pleins de souvenirs attendrissans : le soldat avait disparu, l’homme seul restait, toujours un peu grossier, mais sans malice, et bien plus disposé à prendre la main de son semblable qu’à lui tirer des coups de fusil. Les sentimens comprimés, mais non détruits par la discipline, s’enhardissaient alors jusqu’à se découvrir ; le fond de l’âme paraissait. Je résumerai tout en ces deux mots fidèles : pour les Badois, le Français était l’ennemi de circonstance ; l’ennemi de cœur, c’était le Prussien. Les officiers des deux nations s’évitaient, et les soldats ne se cherchaient guère. Détrompez-vous, si vous pensez qu’ils bénissaient la guerre et l’insatiable politique qui s’obstinait à l’éterniser. Je n’aurais pas conseillé au quartier-général de Versailles de les consulter au moyen d’un plébiscite, de mettre aux voix la question de la paix : ah ! comme ils seraient partis, ceux-là, d’un pied léger, et sans nous rien prendre !

J’ai lu pendant la guerre certaines descriptions où l’on nous représentait les soldats allemands hâves, exténués, délabrés, cassés de vieillesse, ou frêles comme des enfans : les peindre sous ces traits, c’est prouver qu’on ne les a jamais bien vus. Singulier moyen pour se préparer à vaincre un ennemi, que de commencer par en faire une caricature qui ne dupe que nous-mêmes ! Les troupes allemandes, robustes et bien nourries, ont des qualités d’apparence et de solidité qu’il serait puéril de contester. Leur équipement peut nous servir de modèle. Ce n’est pas le Prussien ou le Badois qui s’en irait en guerre, par douze degrés de froid et trois pieds de neige, avec un pantalon de toile, une vareuse transparente et des souliers à semelles de liège ! Tout le monde a pu voir leurs vastes houppelandes en fort drap, leurs tuniques larges, leurs bottes épaisses, sans parler des pièces nombreuses qui complètent le harnachement militaire : la main d’une administration vigilante a évidemment passé par là. Cela crie bien haut qu’on ne laisserait pas fleurir et s’acclimater chez eux ces systèmes de fournitures qui consistent à fournir le moins possible et à se tailler d’amples bénéfices dans les habits étriqués et l’équipement douteux du soldat. En Allemagne, l’administration semble inventée pour le plus grand bien de l’homme de troupe ; il est des pays où l’homme de troupe semble n’exister que pour la prospérité, non de l’administration, mais des fournisseurs qu’elle choisit. Je causais, il y a deux mois, avec un capitaine de turcos qui s’était battu sur la Loire, et qui traversait Dijon pour aller à Villersexel et à Héricourt. « Monsieur, me disait-il, vous n’imagineriez jamais l’étonnante quantité de chemises de flanelle, de gilets de santé et de paires de bas superposés qui couvrent en hiver un soldat prussien. J’ai fait déshabiller des prisonniers, j’ai vu dépouiller et ensevelir des morts ; chacun d’eux avec sa défroque aurait pu monter un magasin. » Le facétieux ca-