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la mort d’Achille, quand les plus illustres chefs se disputent l’héritage de ses armes divines, l’armée donne la préférence à Ulysse sur Agamemnon, sur Diomède, sur Ajax même, qui seul avait écarté des vaisseaux grecs les flammes troyennes. »

Il n’en est pas autrement dans la légende et la poésie ; là aussi l’habile, l’éloquent Ulysse a été favorisé aux dépens de ses compagnons d’armes ; il a obtenu le prix que d’autres semblaient d’abord mieux mériter. Est-il en effet, dans tout le cycle homérique, une gloire pareille à la sienne, hors la gloire d’Achille ? Achille a pour lui l’intérêt qui s’attache toujours à la force, à la vie, à la beauté moissonnées dans leur fleur, à ces jeunes victorieux qui tombent au milieu de leur triomphe ; c’est par là qu’il est resté le plus populaire peut-être et le plus aimé de tous les héros d’Homère ; mais le poète n’a-t-il pas fait à Ulysse une part encore plus belle ? L’Iliade est bien, il est vrai, un monument élevé à la mémoire d’Achille ; cependant d’autres, et parmi eux Ulysse plus que personne, n’y occupent-ils pas une place importante ? En revanche, Ulysse, qui joue déjà un grand rôle dans l’Iliade, a pour lui seul l’Odyssée et la remplit tout entière.

On ne saurait le nier, c’est bien là un trait qui distingue le héros grec ; le héros germain, tel que nous le peignent l’histoire et la poésie, eût rougi de passer pour trop habile parleur. Chez les Grecs, c’est le contraire : Ulysse est plus admiré par ses compagnons pour son esprit fertile en ruses et son talent de parole que pour sa prouesse guerrière. Ce dédain de l’éloquence que prêtent à Ajax disputant les armes d’Achille les poètes plus modernes, Ovide par exemple, ce prétendu dédain est un sentiment qui n’a rien d’homérique ; l’Ajax d’Homère enviait Ulysse, il ne le méprisait point. Dans tout héros d’Homère, dans cet Achille qui trompe en jouant de la lyre l’ennui des longues heures inactives, comme dans cet Ulysse qui charme, qui conduit par sa parole habilement cadencée les peuples et les princes, il y a tout à la fois du sauvage et de l’artiste ; dans les acteurs naïfs et souvent féroces de ces scènes de carnage, on distingue déjà, à y bien regarder, les traits originaux de l’idéal que nous offriront plus tard les représentans les plus accomplis du génie grec, un Périclès par exemple ou un Épaminondas.

Quand tombèrent les royautés héroïques, quand le monde grec se composa de cités autonomes, les constitutions varièrent à l’infini ; mais partout, qu’elles fussent étroitement aristocratiques ou qu’elles inclinassent vers la démocratie, ces constitutions impliquèrent des délibérations communes entre ceux qui avaient la conduite des affaires publiques. Plus ou moins grande, une place était toujours faite à la parole. Quiconque voulut exercer quelque influence sur ses compatriotes dut s’attacher à réfléchir, à grouper ses idées