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secrétaire d’état avait reçu la confidence. Son livre parut sous le titre de Projet de Henri IV éclairci par l’abbé de Saint-Pierre. Singuliers éclaircissemens qui changeaient un plan de politique en une utopie, et une perpétuelle coalition en une paix perpétuelle ! En vérité, le système du bon abbé lui appartenait bien, et il était trop désintéressé à l’égard de ses droits d’auteur.

Le système de ce publiciste rêveur se composait de cinq articles, dont les puissances européennes conviendraient entre elles, pas un de plus, et des réponses à quinze objections que l’on pourrait élever contre le projet, pas une de moins. Que les ministres de toutes les cours consentissent à signer les cinq articles, que les raisonnemens opposés aux quinze objections fussent déclarées satisfaisans, tout était fini, il n’y avait plus de guerres possibles en Europe, l’âge d’or commençait le lendemain. Quant aux moyens de persuader à des personnes royales d’abdiquer le premier attribut de la royauté, à des maîtres absolus possédant des armées régulières de renvoyer des soldats réunis à grands frais, le philosophe ne doutait pas qu’il y parvînt, grâce a une réflexion très simple. On avait le droit de se confier dans les lumières des souverains, qui ne manqueraient pas d’apercevoir aussitôt l’utilité du projet, — dans leur courage, qui les porterait à vaincre les ennemis, s’il en était, du bien public, — dans leur ardeur, qui se mettrait sur-le-champ au service de l’humanité, — dans leur piété, qui ne pouvait faire défaut à des représentans de Dieu sur la terre, — dans leur constance, qui rendrait leur première résolution inébranlable. Tels sont les motifs que l’auteur jugeait tout-puissans sur l’esprit d’un Louis XIV et de tous ceux qui avaient des revanches à tirer de l’ambition du grand roi, sur les dispositions d’un Charles VI d’Allemagne, dont l’idée unique était de perpétuer l’empire dans sa maison, d’un roi d’Angleterre qui ne songeait qu’à chasser les Brunswick, s’il était Smart, ou à chasser les Stuarts, s’il était Brunswick. Il se figurait qu’avec son livre il arrêterait Charles XII et Pierre le Grand prêts à se dévorer. Grands et petits princes, il les réconciliait tous par la magie de ses exhortations. Un honnête philosophe, sous le petit manteau d’abbé, s’avançait au milieu de ce champ de bataille de l’Europe, tenant d’une main le rameau d’olivier, de l’autre le livre de la Paix perpétuelle, aussitôt ces milliers d’hommes ivres de sang, furieux, se jetteraient dans les bras les uns des autres. On le voit, le trait caractéristique de l’abbé de Saint-Pierre est la confiance dans les vertus des hommes et en particulier de ceux qui les gouvernent. Il ne leur parle que de gloire pacifique, d’héroïsme pur, de bonté, de bienfaisance, on lui attribue la création de ce mot, et cela seul suffirait à le faire aimer. D’autre part, il s’efforce d’entamer la renommée trop