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massif de carrure, colonel et diplomate, on ne sait trop, autant soldat qu’homme d’état, prompt à la colère et à la riposte, grand abatteur de besogne, doué d’une puissance extraordinaire d’application, connaissant à fond tous les pays de l’Europe, se servant de sa vaste mémoire comme d’un magasin où sont tenus en réserve, classés, étiquetés, les innombrables casiers de la statistique universelle. C’est là l’homme extérieur ; mais qui pourra pénétrer dans les replis de cet esprit étrangement complexe ? Qui pourra peindre ce mélange de souplesse et de hauteur, ce sceptique empressé jusqu’à la flagornerie auprès des puissances dont il n’a pas bien mesuré encore la profondeur ou le vide, insolent et rodomont dans le triomphe ? Obstination invincible, arrogance implacable, glaciale ironie, vrai Méphistophélès de cour, se servant indifféremment selon l’heure du vrai et du faux, mentant presque toujours, et parfois, pour mieux tromper son monde, disant même la vérité, employant à propos au service de sa cause l’intempérance calculée de son langage, raisonneur à outrance, dialecticien sans vergogne entreprenant de démontrer à M. Thiers que personne plus que lui ne désire l’armistice, puisqu’il n’y met qu’une condition, c’est que Paris consente à mourir de faim ! Tout cela revêtu de vives saillies et d’une familiarité charmante, sauf à certaines heures où la discussion se serre, où sa mauvaise foi est à la gêne, et où éclatent enfin avec une sorte de joie barbare, comme si elles avaient été trop longtemps contenues, l’infatuation de la force et l’impertinence du succès ! Ces jours-là, ce sont les jours de sincérité de l’illustre chancelier ; mais il arrive alors à cette terrible sincérité de commettre des fautes irréparables, comme à Ferrières, où l’on a laissé voir ce qu’on avait dans le cœur de haine contre la France. C’est un tort. Un diplomate peut manquer de sens moral, cela s’est vu ; il n’a jamais le droit de manquer de goût, même à l’égard d’un vaincu. L’homme réel s’est montré cette fois, et cet homme, c’est le génie même de la Prusse, âpre et implacable.

Voilà pourtant ceux qui veulent nous régénérer ! C’est leur grande prétention à tous. Je doute que M. le comte de Bismarck ait une foi bien profonde dans la Providence ; elle se résume pour lui en beaucoup d’artillerie. N’importe : lui aussi, il accepte sans rire son rôle providentiel, comme toute la Prusse, revêtue, pour punir nos péchés, du glaive de justice. En vérité, à tous nos malheurs il ne manquait plus que ce ridicule. — Être vaincu par eux était dur ; mais être châtié par eux ! être moralisé par eux ! c’est bien la guerre pénale (bellum punitivum) dont Kant se moquait avec une spirituelle bonhomie. Que voulez-vous ? ces gens-là, du plus humble au plus puissant, sont tous des pédagogues. Ils sont les maîtres d’école de l’humanité. Lisez les déclamations puériles de M.