Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 90.djvu/553

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plusieurs visites par jour aux cantines innombrables qui se succèdent sans interruption sur tout le tour de l’enceinte fortifiée, le long de la route militaire et du nouveau chemin de fer de ronde. Ici de pauvres vieilles ont allumé leur réchaud en plein air et vendent, à trois sous la tasse, le petit noir, affreux liquide dans lequel ont bouilli ensemble le sucre, l’eau-de-vie et le marc de café. Là, des restaurateurs qui se disent « commissionnés » ont construit des baraques où l’on va manger l’ordinaire, c’est-à-dire l’assiettée de soupe grasse qu’accompagne une tranche de bœuf ou de cheval bouilli, et boire la chopine ou le demi-setier, sans parler de toutes les sortes de produits alcoolisés qui peuvent, sous un nom quelconque, se verser dans un petit verre. La cantinière de la compagnie, qui est ordinairement la femme d’un caporal ou d’un sergent, voire même du sergent-major, est venue aussi avec sa voiture ; c’est chez elle surtout qu’on se presse, et son mari racole les cliens. L’oisiveté aidant, il est rare qu’une bonne moitié des hommes de garde ne soit pas le soir en état d’ivresse. Heureusement le froid de la nuit les dégrise. Entre sept et huit heures, tout le monde se trouve réuni sous la tente. Autour d’une bougie achetée à frais communs, le cercle se forme ; tandis que les bidons pleins circulent, les contes succèdent aux chansons, les chansons aux contes, puis les lueurs et les voix s’éteignent. Seulement d’heure en heure le caporal de pose appelle les numéros de ceux qui doivent prendre la faction, et recevoir la pluie ou compter les étoiles.

La passion de boire est funeste en tout temps, mais quel n’en serait pas le danger dans les circonstances actuelles, si on laissait des habitudes d’ivrognerie se propager chez des hommes destinés à veiller et à combattre pour la France ? Il y aurait injustice à étendre le reproche ; nous devons néanmoins constater l’intensité du mal. Il est grand temps de l’arrêter. On devrait se rappeler que, depuis le commencement de la guerre, du combat de Wissembourg jusqu’à l’affaire du Bourget, ces mêmes excès ont aidé la défaite, et qu’au moment du départ pour la frontière les bandes de soldats avinés qui sillonnaient les rues et les boulevards de Paris, souillés des traces ignobles de l’ivresse, ne furent pas, hélas ! d’un heureux augure pour la gloire de nos drapeaux. Ces malheureux exemples ne nous ont pas corrigés. L’abus du vin et de l’eau-de-vie fait dans les rangs de honteux ravages, et amène dans le service une série de graves désordres. Il se passe peu de nuits sans fausses alertes, sans coups de feu sottement tirés sur des ennemis imaginaires, sans accidens douloureux. Il ne s’en passe point sans disputes violentes, qui dégénèrent souvent en rixes, et quand le matin vient, les raccommodemens et les protestations d’amitié donnent un nouveau prétexte à vider des bouteilles. Ce ne sont pourtant pas les règlemens qui manquent, il y en a même trop, et ceux qui les ont rédigés sont entrés dans les plus minutieux détails : fermeture des cantines à sept heures et