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populaire refusant, lui aussi, de « descendre au langage du peuple, même en le flattant, » ambitieux de pouvoir moins pour le pouvoir pratique et quotidien que pour l’ascendant moral et pour les émotions de ces grandes scènes où l’homme se révèle tout entier en face des multitudes.

Cette fois il pouvait être satisfait, les circonstances étaient à la mesure de ses rêves, ce que Talleyrand lui avait prédit au lendemain de 1830 était arrivé. Lamartine avait trouvé une occasion d’être lui-même avec ses qualités et avec ses faiblesses. Nature merveilleusement douée, mais en même temps prompte à s’abuser, susceptible de grands élans, capable d’avoir ses journées, mais se résumant elle-même dans un mot caractéristique : « de longues nonchalances de corps pleines d’inspirations d’esprit, puis de violentes et aventureuses périodes d’action,… une vie tour à tour poétique, religieuse, héroïque ou rien ! » — c’était Vergniaud plus que Mirabeau. L’auteur des Girondins pouvait sans doute se faire illusion. Il croyait être un homme d’état à l’Hôtel de Ville, et il pensait peut-être se montrer un habile praticien de la politique lorsque pendant le gouvernement provisoire il négociait avec M. Blanqui ou avec d’autres révolutionnaires. En réalité, c’était surtout et toujours l’homme d’imagination voyant dans la révolution elle-même une « poésie en action, » poète jusque dans l’héroïsme. Certes je ne veux pas médire de ce jour où il faisait reculer le drapeau rouge sur les marches de l’Hôtel de Ville et où il domptait une foule frémissante prête à le submerger. Il fut ce jour-là le bouclier vivant d’une société, jamais l’éloquence n’eut une victoire plus éclatante et plus salutaire. C’est pour lui cette heure unique, culminante, illuminée de soleil qui se trouve quelquefois dans les existences privilégiés. Qui pourrait dire cependant que dans ces scènes où il pouvait savourer la joie superbe d’apaiser des tempêtes déchaînées par lui, de sentir sa puissance, et où après tout il ne risquait que de disparaître dans une mort légendaire en laissant sur son nom le sceau d’une incomparable gloire, qui pourrait dire qu’il ne voyait pas encore dans ces scènes une grande poésie, un drame de patriotisme et de salut public répondant aux rêves les plus illimités de son imagination ? Il était homme à voir tout ainsi, par les côtés poétiques et grandioses, et même à respirer tout naturellement dans cette atmosphère, lui qui résumait ses journées de ce temps-là en disant : « Je viens de faire cent discours et d’embrasser 100,000 hommes ! »

Que Lamartine ait mis une certaine vanité, une certaine ostentation à répéter dans ses apologies rétrospectives qu’il avait fait seul la république de 1848, c’est possible ; ce qu’il y a de bien clair, c’est que nul mieux que lui ne personnifiait cette crise de transformation