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profondeurs les problèmes de la dialectique et de la théorie des idées ; mais, si on a mieux connu l’auteur du Timée et du Phédon, a-t-on jamais mieux parlé de lui ? A-t-on jamais donné une impression plus pénétrante de sa méthode extérieure, de son tour d’esprit et de style, de ses procédés de raisonnement à la fois si subtils et si ondoyons, ou encore de cette métaphysique si substantielle et si réelle dans son idéalité ? « Ne cherchez dans Platon, disait Joubert, que les formes et les idées, c’est ce qu’il cherchait lui-même. Il y a en lui plus de lumière que d’objets, plus de forme que de matière (il aurait pu ajouter plus d’idée que de forme). Il faut le respirer et non pas s’en nourrir. » Et ailleurs : « Platon a les évolutions du vol des oiseaux ; il fait de longs circuits, il embrasse beaucoup d’espace, il tourne longtemps autour du point où il veut se poser et qu’il a toujours en perspective, puis enfin il s’y abat… En imaginant le sillage que trace en l’air le vol des oiseaux, qui s’amusent à monter et à descendre, à planer et à tournoyer, on aurait une idée des évolutions de son esprit et de son style. » De Joubert, comme de Platon, on pourrait dire que parfois, à force de monter haut, il se perd dans le vide ; mais de lui aussi il est vrai de dire qu’on voit le jeu de ses ailes dans les grands espaces, on en entend le bruit.

Il goûtait Platon, comme il goûtait toute l’antiquité, comme il goûtait la morale, avec une vivacité et une finesse d’impressions qui produisaient en lui quelque chose comme une exquise volupté. Platonicien, oui sans doute par le culte de l’idée, mais nullement désintéressé et très sensible aux affinités et aux accords secrets de son tempérament d’âme avec la beauté pressentie ou trouvée. Les belles idées, les beaux sentimens, les belles sensations, c’était l’aliment naturel de cette douce sagesse. Je soupçonne, pour l’avoir longtemps fréquenté, qu’il aime la vérité et la vertu, non tant parce qu’elles sont la vertu et la vérité que parce qu’elles sont belles. A vrai dire, il est peut-être moins un platonicien pur qu’un épicurien de l’idéal. Ne redoutons pas trop ce genre d’épicurisme. Il n’est guère contagieux, et s’il l’était, si par hasard la contagion se gagnait, où serait le mal, et devrait-on s’en plaindre ?

Mais pourquoi nous mettre en peine de définir cette pensée amoureuse du beau ? N’est-ce pas elle-même qui s’est peinte en traits incomparables quand Joubert nous parle de ces esprits méditatifs et difficiles, « qui sont distraits dans leurs travaux par des perspectives immenses et les lointains du τό χαλόν ou du beau, dont ils voudraient mettre partout quelque image ou quelque rayon, parce qu’ils l’ont toujours devant la vue, même alors qu’ils n’ont rien devant les yeux : esprits amis de la lumière qui, lorsqu’il leur