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pensée à sortir d’elle-même, excitant les secrètes langueurs, contraignant l’esprit à produire ce qu’il peut, le talent à montrer ce qu’il vaut, le récompensant d’un mot, d’un sourire, d’un silence ému, d’un de ces suffrages inestimables qui n’ont de prix que par la supériorité de l’âme d’où ils viennent et par la délicatesse de celle qui les reçoit ? Cette adoration respectueuse est le roman de cette existence vouée aux Muses et aux Grâces, qui se résumaient pour lui en une seule personne, qu’il invoquait sous un nom unique, qui lui parlaient sous cette seule image, et qui par sa voix écoutée lui disaient les plus nobles secrets de la pensée et du style.

C’est l’œil fixé sur cette haute et chère image que Joubert écrivit. Peut-être sans cette douce contrainte eût-il été au nombre de ces esprits stériles en apparence qui n’osent rien donner au monde et qui se retirent, non sans dédain, dans les solitudes intérieures de la pensée, sacrifiant les beautés relatives qu’ils pourraient produire à la perfection dont ils désespèrent.

Mettez dans le même homme certaines faiblesses physiques avec toutes les délicatesses morales, une santé toujours menacée, l’habitude de souffrir, et avec cela une insurmontable timidité devant les indifférens, une sorte d’aversion pour le suffrage du gros public et pour les moyens qui en assurent la conquête ; ajoutez-y un goût naturel, cultivé jusqu’au raffinement, exclusif pour les choses les plus élevées et les plus rares de l’esprit, l’inquiétude souffrante et passionnée de l’idéal dans la vie et dans la pensée, le rêve d’une perfection irréalisable avec des instrumens humains, le dégoût non-seulement du médiocre, mais de ce qui n’excelle pas, — vous comprendrez cette difficulté à produire, ou du moins à se satisfaire dans ses œuvres, qui fut le tourment de Joubert, et aussi combien il lui était impossible de composer un livre, tout n’y pouvant être d’une nouveauté ou d’une excellence égales, et l’auteur devant se résoudre à remplir par des matériaux de valeur moindre l’intervalle des grandes idées. Ceux qui n’écrivent que sous l’obsession secrète d’une haute pensée comprendront ces angoisses de Joubert. Ils connaissent ce mépris de la facilité vulgaire, le dégoût de ce qui n’est que suffisant, les défaillances soudaines des mots sous l’étreinte de l’idée. Ces délicatesses superbes sont tout le contraire de l’impuissance, et parfois elles y ressemblent.

Plus d’une fois Joubert, sous l’influence active de Mme de Beaumont, parvint à vaincre ces répugnances. Il contraignit sa pensée à prendre une forme, à descendre de ses hauteurs dans cet organisme de sons matériels qu’elle anime, qu’elle transfigure, qu’elle fait palpiter et vivre ; mais ce ne fut jamais sans lutte secrète et sans douleur. Il brisait sa plume rebelle dès qu’il ne trouvait plus de mots