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faire son œuvre. Elle avait vécu pourtant en dépit de ce pronostic sinistre, mais en gardant juste ce qu’il lui fallait de vie pour ne pas mourir. Quand elle paraissait au milieu de ses amis, c’était une apparition presque aérienne que Joubert comparait à ces figures d’Herculanum qui coulent sans bruit dans les airs, à peine enveloppées d’un corps. On dirait que les affections qu’inspirent ces êtres presque immatériels, qui ne touchent à la vie que par l’émotion et la souffrance, se doublent par cette fragilité même qui semble en mesurer la rapide durée, et s’accroissent par cette délicatesse excessive qui donne l’illusion d’aimer une âme pure.

Mme de Beaumont était au plus haut degré une inspiratrice. C’est près d’elle qu’en 1797 Chénier avait écrit cet admirable discours sur la calomnie où il protestait avec de si nobles accens contre le bruit infâme qui lui imputait la mort de son frère André. Chateaubriand, Mme de Staël, faisaient à ce goût si pur les premières confidences de leur génie.

Mais sur personne le charme n’agissait aussi profondément que sur Joubert. Il pensait, il écrivait pour elle. Elle valait pour lui tout un public, elle était le public même. Son biographe a remarqué que tout le temps que dura la liaison de Joubert avec elle, de 1794 à 1803, les cahiers où il inscrivait ses pensées étaient plus vite remplis, plus fréquemment renouvelés, plus remarquables par le nombre et la finesse des aperçus. La source jaillissait plus fraîche et plus abondantes.

Ses lettres à Mme de Beaumont, même celles qui touchent à des particularités intimes de sa vie, ont une grâce attendrie qu’il n’eut qu’une fois à ce degré. On y sent, pour ainsi dire, la joie des idées, le plaisir qu’elles ont à se produire devant une personne souverainement aimable, sous leur plus beau jour, le plus naturel et le plus vif. Plus tard, après la mort de son amie, Joubert aura un commerce suivi de lettres avec Mme de Vintimille. — Il y aura bien de la grâce encore dans ces lettres, le charme primitif n’y est plus ; il y a plus de galanterie de manières et de ton, on n’y sent plus cette émotion secrète et communicative, cette vivacité douce, intarissable, où se marque la consécration intérieure d’une âme à une âme choisie entre toutes. C’est le même style pourtant, la même perfection, la même subtilité exquise : rien n’y fait, Mme de Vintimille a pu s’y tromper ; le lecteur qui compare avec sang-froid jugera qu’elle n’est pas aimée comme l’a été Mme de Beaumont. Ces sentimens profonds qui s’emparent de tout l’être ne se recommencent pas.

Y a-t-il un rôle plus enviable et plus attachant pour une femme d’élite que celui que Mme de Beaumont a rempli auprès de Joubert, conscience littéraire, autorité adorée, encourageant la timidité de sa