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a ainsi autour de ces noms comme un cercle d’ombre qui ne s’élargit qu’avec peine, par de longs efforts.

Il n’entre pas dans ma pensée de recommencer ici ce qu’a si heureusement accompli, pour la gloire de Joubert, un maître incomparable dans l’art des portraits littéraires. Je ne prétends qu’à marquer exactement la place que Joseph Joubert devra occuper un jour dans une histoire de l’esprit français au XIXe siècle, sur les confins des deux âges, se rejoignant d’un côté à Diderot par ses origines et ses premiers goûts, de l’autre à Ballanche et même à de Bonald par l’amitié des derniers jours, mais retenant dans la diversité errante de ses sympathies et de ses goûts sa direction propre et originale.

Nous n’avons donc pas à raconter par le détail cette vie tout intérieure, concentrée dans les devoirs de la famille et dans quelques relations choisies, traversée par de fréquentes maladies ou plutôt par une longue et unique maladie qui augmenta encore chez Joubert le goût de la retraite, la passion de vivre avec les livres plus qu’avec les hommes. Hormis deux ou trois épisodes fort courts, un entre autres de quelques années pendant lesquelles l’estime de M. de Fontanes impose à Joubert les fonctions de conseiller de l’université, il n’y eut, à vrai dire, dans cette existence, à travers cette époque si troublée qui va de la révolution jusqu’au milieu de la restauration, d’autres événemens que des événemens d’idée ou de sentiment. Il suivit des yeux et du cœur, sans aucune tentation d’envie, la destinée de son ami Fontanes, porté aux plus grands honneurs par le cours propice des circonstances et par la brillante facilité de son esprit, tout en dehors ; il accompagnait de ses vœux la navigation aventureuse de Chateaubriand à travers les orages et les écueils où se complaisait ce vain et charmant génie.

Ni à l’un ni à l’autre il n’épargnait les conseils les plus sévères, gardant à l’égard de la puissance et, ce qui est plus difficile, à l’égard de la gloire son franc-parler, en usant à propos, mais avec force, toujours consulté, écouté avec la plus flatteuse déférence, rarement suivi. N’est-ce pas après tout le sort de la raison en ce monde ? On aime à prendre son avis, mais c’est à la condition de se dispenser de le suivre, quand il nous contrarie, ou de n’y revenir que trop tard, quand l’imagination et la passion nous ont cruellement égarés ou trahis.

Quel emploi plus difficile que celui de mettre d’accord toutes ces intelligences et ces talens si divers : MM. Pasquier, Molé, Chênedollé, Gueneau de Mussy, de Fontanes, de Bonald, Chateaubriand ? C’était précisément là le rôle accepté par Joubert, si je ne craignais d’appliquer ce terme, à un homme si naturellement ennemi de ce qu’un pareil mot comporte. « Paisible société, dit-il lui-même, où