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I

L’idée d’une armée formant un corps distinct de la société civile, ayant sa vie propre, son organisation à part, ses règles et ses lois spéciales, sa destination particulière, est une idée que les anciens n’ont pas facilement conçue. Elle n’apparaît dans leur histoire qu’à une époque relativement tardive, et coïncide avec leur décadence. Dans toute la belle partie de l’existence de ces peuples, l’armée fut la cité même. Le soldat et le citoyen étaient le même homme ; nul ne pensait à faire du service militaire une profession. La distinction même entre les fonctions civiles et les fonctions militaires, entre les devoirs du citoyen et les devoirs du soldat, entre le commandement en temps de paix et le commandement en temps de guerre, était à peine marquée. On combattait exactement comme on votait, et l’on était ordinairement rangé dans la bataille comme on était rangé dans les comices. Les mêmes hommes qui avaient l’autorité dans l’état l’avaient aussi dans l’armée. Magistrature et commandement militaire ne faisaient qu’un. Les rois et les consuls étaient chefs de guerre, comme ils étaient administrateurs et juges. Les archontes d’Athènes furent longtemps des chefs de guerre ; les stratèges étaient des administrateurs en même temps que des généraux.

Prenez la société romaine à son premier âge : l’armée était constituée exactement comme elle, et le même organisme fonctionnait pour la vie civile et pour la vie militaire. C’était le temps où le patriciat dominait ; cette caste imposait en toute chose ses règles, sa religion, son esprit. La cité patricienne était un ensemble formé de quelques centaines de grandes familles patriarcales ou gentes, groupées préalablement en curies et en tribus. Chacun de ces groupes, au sein même de la cité, restait un corps constitué et séparé ; chacun avait son chef, qu’on appelait pater ou qu’on appelait curio ; chacun avait ses petites assemblées, ses fêtes religieuses, son autel, son tribunal. Tous ces corps, associés en une sorte de confédération, formaient la cité. La réunion des chefs ou patres était le sénat ; la réunion des familles tout entières formait les comices curiates ; le roi était le chef suprême de cette confédération.

À cette organisation, politique et religieuse à la fois, correspondait une organisation militaire toute semblable. Comme la cité se partageait en trois tribus et en trente curies, l’armée se partageait en trois corps et en trente compagnies que l’on appelait des mêmes noms. Les historiens nous disent que chaque curie fournissait cent hommes, et que la tribu comptait mille soldats. Que ces chiffres