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ils ne nous comprennent pas. Ce reproche d’immoralité qu’ils nous adressent est puéril. Par un excès contraire, souvent des Français qui ont traversé l’Allemagne n’ont pas assez de critique pour les formes, si opposées aux nôtres, que revêtent les mauvais instincts chez le peuple qu’ils viennent d’entrevoir. Ce calme apparent dans le mal, cette froideur qui cache des résolutions extrêmes, ce parti-pris à certaines heures de n’écouter ni les scrupules ni les retours de la conscience, cet art des calculs minutieux au service de sentimens que la passion impuissante à se maîtriser rendrait à peine excusables, ce scepticisme sentimental et poétique qui trouve des théories pour confondre le juste et l’injuste, ce mysticisme qu’on associe au bien comme au mal, et qui donne une certaine grandeur trompeuse aux théories les plus coupables, cette absence de mesure et de tact, ce dédain du goût, non-seulement dans les lettres, mais dans la vie, cet orgueil d’autant plus âpre que, souvent froissé, il est dans un état perpétuel de malaise, toutes ces formes germaniques nous blessent profondément, et à coup sûr on n’admet pas qu’elles soient préférables aux faiblesses de notre caractère national. Plus jeunes que nous dans le monde, vingt fois humiliés malgré leurs grandes qualités, réduits souvent par la nature même de leur esprit à l’impuissance, les Allemands éprouvent aujourd’hui pour la première fois l’éblouissement du triomphe. Leurs défauts ne sont pas moins sérieux que les nôtres, et la victoire ne les corrigera pas.

Les troupes prussiennes continuent à traverser le Chesne ; il en passe parfois du matin au soir. Quand le régiment ne doit pas s’arrêter, aucun homme ne quitte les rangs, la tenue est irréprochable ; tel corps semble se rendre à la parade, les soldats ne paraissent ni fatigués ni malades. Ceux qu’on laisse à notre ambulance sont peu nombreux ; l’état sanitaire de l’armée allemande est excellent. Le nôtre du reste était aussi très bon ; cependant les Prussiens ont souvent couché en plein air, et ils répètent cette plainte de ne pas souper tous les jours que nous ayons aussi entendue dans l’armée française.

Chaque matin, le maire reçoit l’avis du nombre d’hommes qu’il devra loger ; il en nourrit en moyenne de 5 à 600 par jour. Tous les villages des environs en ont autant ; une des préoccupations des généraux est de disperser les régimens pour ne pas épuiser aussitôt les pays qu’ils traversent. Les réquisitions sont ainsi fixées : 700 grammes de pain et 500 grammes de viande par jour pour chaque homme, plus le tabac, le café et le sucre. Les troupes arrivent à midi, et doivent trouver la soupe prête sous les halles. Ces exigences sont dures pour un village ravagé, et souvent il est impossible d’y faire droit. Qu’on s’imagine en effet l’état d’un chef-lieu de canton