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bardement et la famine, des campagnes dévastées et ruinées. Et à quoi tout cela peut-il conduire ? Il faudra bien en sortir à la fin. Ce n’est pas tout d’avoir un moment la force et d’abuser de la conquête. Il arrive inévitablement une heure où la paix redevient nécessaire au vainqueur autant qu’au vaincu. Comment M. de Bismarck compte-t-il y arriver ? Est-ce qu’il espère conquérir la France et se l’annexer ? Et d’un autre côté quel moyen a-t-il laissé à la nation elle-même de se reconnaître, de se consulter ? Le chancelier de la confédération du nord se figure que la France ne veut que la paix, et il accuse le gouvernement établi à Paris de méconnaître cette volonté, d’ajourner la réunion d’une assemblée parce qu’il veut la continuation de la guerre. Le premier ministre du roi Guillaume n’est peut-être pas le meilleur juge des intentions et du patriotisme de la France ; mais d’ailleurs est-ce qu’il y a eu un moyen de réunir cette assemblée, qui seule effectivement pourrait prendre des résolutions souveraines ? Que seraient des élections faites sous le poids de l’occupation étrangère, sous la pointe de la baïonnette de l’ennemi ? Le prétendu armistice que le chancelier de la confédération du nord se fait honneur d’avoir proposé pour faciliter la réunion d’une assemblée était assurément la plus cruelle des dérisions, de telle sorte que, tout compte fait, au lieu de marcher vers cette paix que se proposent toujours dans leurs entreprises des politiques sérieux, même des conquérans prévoyans, M. de Bismarck n’a réussi qu’à multiplier les impossibilités, à semer des germes d’éternelles haines et d’éternels ressentimens, en plaçant la France dans l’alternative d’une guerre à outrance ou d’une soumission sans conditions et sans durée. Voilà ce qu’il a fait, voilà la situation qu’il a créée ! Il en accepte peut-être légèrement la responsabilité ; mais il ne sera pas le premier conquérant qui, après avoir épuisé les complaisances de la fortune, aura trouvé un jour ou l’autre une Némésis vengeresse dans l’excès de ses prétentions et de ses violences.

La France, nous pouvons bien le dire avec le sentiment triste et fier d’hommes qui ont tout connu, la France est pour les peuples enivrés de succès l’exemple le plus éloquent de ces retours de fortune. Jamais l’Allemagne ne sera plus victorieuse et plus glorieuse que la France ne l’a été ; l’éclat de nos gloires et de nos prospérités d’hier n’est égalé que par l’immensité de nos revers d’aujourd’hui. Notre pays s’est trouvé engagé presque sans s’en douter, sans avoir eu le temps d’y réfléchir un moment, dans une de ces crises qui sont les grandes et formidables étapes de l’histoire, et de jour en jour, il ne faut pas se le dissimuler, cette crise s’aggrave et prend une précision plus terrible en approchant du dénoûment. Plus que jamais c’est le moment de se défendre des illusions comme des faiblesses, des découragemens aussi bien que des fausses espérances. Depuis trois mois, nous n’avons certes pas été gâtés, les coups douloureux se sont succédé ; il y a quelques semaines c’était