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ment sous une inspiration d’humanité. Chose plus étrange encore, si la paix eût été conclue en ce moment comme elle aurait pu, comme elle aurait dû l’être, c’est-à-dire dans des conditions de généreuse et large équité, la France eût gardé sans doute dans l’âme une tristesse profonde, longtemps elle eût ressenti le cruel aiguillon de la défaite ; elle n’eût pas gardé contre l’Allemagne ces ressentimens, cette animosité irréconciliable qu’on lui suppose, dont M. de Bismarck s’est fait un argument commode pour justifier ses prétentions, pour pousser à bout sa victoire. Est-ce que pendant bien des années de paix et de civilisation la France a témoigné une amertume quelconque, une hostilité quelconque contre le développement national et libéral de l’Allemagne ? Est-ce qu’elle n’a pas été la première à multiplier les efforts pour créer entre les deux peuples des liens plus étroits d’intelligence et d’intérêts ? Et si depuis quelques années elle s’est montrée plus ombrageuse, plus inquiète, c’est moins contre l’Allemagne elle-même que contre les procédés de ceux qui semblaient tout faire pour brouiller les deux peuples, au lieu de les rapprocher par des satisfactions mutuelles dans un large et puissant système de conciliation. M. de Bismarck a prétendu que nous avions voulu nous venger de Sadowa, qui « ne nous regardait pas ; » il croyait pourtant bien que cela pouvait nous regarder un peu lorsqu’il venait à Biarritz pour le préparer.

Voilà d’où est venu tout le mal. Rendue à elle-même, la France serait revenue bientôt à ses sentimens pour l’Allemagne, elle n’aurait certainement pas tout sacrifié à cette éternelle pensée de représaille dont on se fait un fantôme. Une paix juste et libérale eût été le meilleur moyen de guérir la blessure de notre orgueil militaire cruellement éprouvé. C’est là ce que n’a pas compris M. de Bismarck ; il a laissé passer ce premier moment, et ce qu’il poursuit aujourd’hui, c’est moins la victoire d’une politique sérieuse que le triomphe d’une ambition sans frein et sans scrupules, jouant le tout pour le tout ; mettant ce qu’il appelle la sûreté de l’Allemagne dans l’amoindrissement calculé et implacable de la France, fondant ce qu’il lui convient d’appeler une paix durable sur des haines et des ressentimens inévitables. Au lieu d’être un politique, c’est un destructeur, un conquérant par le fer et le feu, réduit à ne reculer devant aucune extrémité de violence, et offrant à l’Europe, au monde entier, ce spectacle aussi étrange qu’imprévu de la guerre de cent ans, de la guerre de trente ans se reproduisant en pleine civilisation de ce siècle ! Ce sont les mêmes procédés : des villes ouvertes qu’on incendie, des populations qu’on pressure, des malheureux qu’on fusille parce qu’ils défendent leur foyer, des prisonniers qu’on traîne à travers la nuit et sur lesquels on fait feu à la moindre alerte, la justice suspendue sur les pas du vainqueur parce que les juges ont la prétention d’être de leur pays, une capitale dont on croit avoir raison en la plaçant entre le bom-