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lution devant le même ennemi. Les Prussiens, dit-on, ont pour lui une antipathie particulière ; nous croyons sans peine qu’ils n’aiment pas plus son épée que son esprit. Ce pénétrant observateur voyait tout : la Prusse toute prête à entrer en campagne avec une armée et une artillerie bien supérieures à tout ce que nous pouvions mettre en ligne, les préparatifs qui se faisaient à Mayence et à Rastadt, les réquisitions de médecins et de vétérinaires s’opérant comme à la veille des hostilités, le travail des espions dans nos provinces, et par une analogie presque prophétique en vérité il rappelait que les Prussiens avaient procédé de même en Silésie et en Bohême trois mois avant l’ouverture de la guerre avec l’Autriche.

Oui sans doute, la Prusse ne voulait et ne rêvait que paix, même lorsque le général de Moltke allait secrètement sur le terrain explorer les points vulnérables de nos frontières, ou lorsque, importuné des dispositions peu sympathiques de la population badoise pour les Prussiens, il répondait : « En vérité, c’est incompréhensible, car ces gens-là devraient comprendre que leur avenir est entre nos mains, que bientôt nous pourrons leur faire ou beaucoup de bien ou beaucoup de mal ! Lorsque nous serons en mesure de disposer de l’Alsace, et cela ne saurait tarder, en la réunissant au grand-duché de Bade, nous pourrons former une superbe province comprise entre les Vosges et la Forêt-Noire, traversée dans toute sa longueur par un beau fleuve, et à coup sûr aucun pays au monde ne se trouvera dans des conditions pareilles de bien-être et de prospérité !… » Ce que le général Ducrot voyait et disait, tout le monde au reste le voyait, même les femmes, surtout celle que le général appelle « l’adorable comtesse, » et qui, revenant de Berlin la mort dans l’âme, lui répétait : « Oui, j’en suis certaine maintenant, rien, non rien ne peut conjurer la guerre, et quelle guerre !… ils se moquent indignement de notre gouvernement, de notre armée… Enfin croiriez-vous que le ministre de la maison du roi, M. de Schleinitz, a osé me dire qu’avant dix-huit mois notre Alsace serait à la Prusse ? » C’était à la fin de 1868. Pendant ce temps des intermédiaires, qu’on mettait en avant, négociaient des entrevues du roi Guillaume et de l’empereur. En public, on parlait de paix, du désir de vivre en bonnes relations avec la France ; dans l’intimité, les gens du roi prenaient un air narquois en disant : « Est-ce que vous croyez à tout cela ?… » C’est vraiment instructif. Voilà comment la Prusse se disposait à être la victime innocente de la plus affreuse et incompréhensible agression !

Et maintenant que le tour est joué, que fait M. de Bismarck ? Sa politique après la victoire de l’armée prussienne n’est évidemment que l’expression du mot de M. de Moltke avant la guerre, ou mieux encore elle n’est que la traduction rigoureuse et palpable de cet autre mot, un des premiers par lesquels il ait signalé sa carrière audacieuse de con-