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un nuage épaissi avec calcul ? C’est maintenant la tactique de M. de Bismarck de prendre les altitudes innocentes d’un homme qu’on a contraint à sortir de ses habitudes pacifiques et à gagner des victoires bien malgré lui. À M. Jules Favre il a dit : C’est la France qui l’a voulu, c’est à la France de payer le prix de la guerre qu’elle a très volontairement déclarée. À l’Europe il a dit et il a répété dans une circulaire du mois dernier : Qu’avez-vous à objecter, que pouvez-vous faire ? L’Europe n’a voulu se mêler de rien quand c’était l’Allemagne qui se trouvait menacée et provoquée ; de quel droit interviendrait-elle aujourd’hui pour ravir à l’Allemagne le légitime prix de ses victoires ? Et la diplomatie européenne s’est trop laissée aller jusqu’ici à répéter en chœur : En effet, c’est la France qui l’a voulu, c’est la France qui a provoqué la Prusse, nous ne pouvons nous mêler de rien. — Eh bien ! oui, c’est à la fois irritant et puéril ; mais c’est ainsi : ce gouvernement tombé, cet empire qui en 1866 n’a su ni empêcher la guerre ni se ménager dans les événemens un rôle conforme aux intérêts de la France, qui, après la victoire prussienne, n’a su ni en prendre son parti ni se mettre en mesure de soutenir les revendications qu’il méditait, qui n’a su que flotter entre des circulaires banales sur la théorie providentielle des grandes agglomérations et des velléités stériles de réorganisation militaire, ce gouvernement, pour dernière habileté, a trouvé le moyen en 1870 de se laisser transformer en agresseur et de se jeter dans une guerre pour laquelle il n’était même pas préparé ! Il est tombé dans le piège, il s’est jeté sur la pointe de l’épée qu’on lui tendait, et le gouvernement s’est affaissé sous le poids de ses imprévoyances avant de disparaître sous le poids de sa défection devant l’ennemi ; c’est vrai, et dans une certaine mesure M. Jules Favre lui-même ne l’a pas nié, la France ne pouvait répudier la responsabilité d’une politique à laquelle elle s’était après tout associée, ne fût-ce qu’en la subissant ; mais allez au fond des choses : est-ce que depuis trois ans la Prusse n’était pas la première à vouloir une guerre dont elle a eu seulement l’habileté de laisser à un autre l’initiative et la responsabilité ?

Cette guerre, cela est bien évident aujourd’hui, la Prusse la méditait, la préparait, parce qu’elle sentait bien que c’était la condition, dangereuse sans doute, mais inévitable, de l’accomplissement de ses desseins d’ambition, et elle ne le cachait que pour ceux qui voulaient se laisser tromper. On peut le voir maintenant par ces lettres si curieuses, si vives, trouvées dans les papiers des Tuileries et écrites par le général Ducrot, qui était alors à Strasbourg, sentinelle avancée et intelligente de l’honneur national. Le général Ducrot, qui se dérobait il y a deux mois, au risque de sa vie, à la capitulation de Sedan et qui est aujourd’hui un des chefs de la défense de Paris, le général Ducrot montrait en 1867 et 1868 autant de sagacité qu’il montre maintenant de vaillante réso-