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est non pas la langue, ni la littérature, ni la religion, ni la race, mais l’état, l’état seul. Cette conviction s’imposa si bien aux esprits d’élite qu’ils voulurent la faire partager au pays ; mais les intérêts et les instincts y furent d’abord rebelles. Les rois, la noblesse, les peuples de la confédération du Rhin ne songeaient point en 1808 qu’ils servaient l’étranger ; c’est la propagande des penseurs et des historiens qui a enseigné à quelques-uns à rougir de la honte de leurs pères. Encore ce sentiment n’est-il spontané et vraiment vivace que dans les contrées telles que la Prusse rhénane et la Westphalie, qui ont été réunies depuis cinquante ans à un grand état. En 1808, le patriotisme allemand était une généreuse invention, tandis que dès lors le patriotisme prussien, le patriotisme autrichien même, vivaient d’une vie intense et émue. Rahel, toujours vraie, toujours naturelle, ne cache point son sentiment à cet égard, et si l’on n’avait eu la tête pleine d’une noble chimère qu’il fallait encore un siècle pour réaliser, les Stein, les Fichte, les Arndt, auraient parlé comme elle. Le patriotisme de Rahel était celui des masses, des simples, des femmes, le patriotisme instinctif, inspiré non par cette abstraction qu’on appelait l’Allemagne, mais par cet organisme gangrené sans nul doute, bien que vivant encore, dont elle se sentait un membre, par la Prusse, et comme chez les hommes du peuple son patriotisme s’incarne dans une personne, dans une famille. Ce que saint Louis, Henri IV, ont été pour le peuple français, Frédéric II et les Hohenzollern l’étaient pour cette âme si élevée, si dégagée de préjugés et pourtant si éloignée de dissimuler ces sortes de faiblesses, si toutefois ce sont des faiblesses. Elle ne rougit point de « baiser le bord du manteau de Frédéric et du grand-électeur, » elle avoue qu’elle a vécu sous les auspices, sous l’aile de Frédéric II, « qu’elle peut faire remonter à son influence tout bien, tout avantage, toute jouissance, toute connaissance qu’elle a eus. » Aussi sent-elle « plus durement que d’autres que cette influence est brisée… Autrefois la Prusse pouvait être fière, Frédéric II nous faisait valoir en Europe : tous, nous avions une part dans ses victoires et son intelligence, moi, je ne serais rien sans lui, étant donné ma naissance ; mais il faisait place à chaque plante dans son pays de soleil. C’était un honneur que de dire qu’on en était, vrai avantage pour l’âme et le corps !… »

Ce qui distingue néanmoins le patriotisme de Rahel de celui des chefs du mouvement national allemand n’est pas seulement son caractère exclusivement prussien, c’est encore la forme que ce sentiment affectait chez elle, celle de la douleur, non de la haine. Elle ne pensait pas que pour être patriote il fallût être injuste et dur pour les ennemis. Aussi, malgré sa douleur, se sentit-elle parfois isolée, dépaysée au milieu dès lutteurs. Elle n’avait pas une organisation