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charrue il y a deux mois manient avec bonheur le fusil que la patrie leur a confié. Ils ont tout laissé pour accourir au danger, leur moisson inachevée, leurs grappes mûries qui pendaient à la vigne. En deux mois, ils ont traversé la France, revêtu l’uniforme, appris la discipline, continué, que dis-je ? relevé la tradition de l’honneur militaire ; ils sont gais comme de jeunes recrues et ils se battent comme de vieux soldats. C’est l’empire qui est fini, mais la France ne saurait finir !

Après Wissembourg, Forbach et Reichshofen, on devait encore le respect au chef malheureux qui avait commandé sans talent et sans succès, mais ouvertement, mais au grand jour, et sans cacher derrière une fiction coupable ses prétentions obstinées. Après les artifices de sa persistante vanité et les mensonges systématiques de ses ministres, après tant de ruses, de fautes persévérantes, surtout après Sedan, on ne lui doit plus que la vérité. Tout le monde a lu la page satirique de la Reculade, où l’auteur des Châtimens sacrifie la fausse gloire d’un capitaine de fantaisie. Au moment où celui-ci allait commencer la guerre de Crimée, c’était une caricature pleine de verve, mais une caricature. Désormais, sauf un vers ou deux dont la jovialité serait hors de saison, ou qui s’appliquent à des circonstances du passé, cette page paraîtra peut-être une revanche pour nos soldats conduits à la boucherie, pour les pauvres tronçons de notre armée lancée par une incapacité orgueilleuse à la bouche des canons prussiens.

La France a tout pardonné, tout passé au neveu de Napoléon ; elle a cru jusqu’à la fin que le nom de Bonaparte était une garantie suffisante, et que bon sang ne pouvait mentir. Ce n’était pas assez de tant de fautes, dont la liste avait commencé avant l’arrivée au pouvoir et dont le chiffre s’accroissait d’année en année. Ce n’était pas assez des sermens violés, de l’argent dissipé, des comédies jouées sur le trône. Tous ces griefs ou ces soupçons ne suffisaient pas ; ils pouvaient être exagérés, ils étaient articulés par d’intraitables ennemis ; la France était toujours sous le charme d’un nom qu’elle avait la folie d’aimer d’un amour unique. Une épreuve restait à subir, l’épreuve de la valeur, où notre pays ne se trompe jamais. L’épreuve est faite. Napoléon III devait au moins se racheter par une résolution courageuse.

Et maintenant avons-nous fait la juste part au poète dont les cris provoquaient le pays et au pays qui ne les a pas écoutés ? C’est une loi de l’intelligence et de la justice que toute pensée garde sa véritable mesure, comme c’en est une des choses humaines que toute parole vienne en son temps. Que pouvait gagner l’auteur des Châtimens à outrer l’expression de ses jugemens anticipés, à laisser