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prison, et qui, à peine amnisties par la clémence ou par la lassitude, éprouvent le besoin de retourner sous les verrons ? Est-il quelque chose de plus ridicule au monde que ces grands citoyens qui, sur la dénonciation d’un ouvrier chassé d’un atelier, prononcent, séance tenante, l’expropriation d’un grand industriel, réservant au peuple, autrement dit aux quelques centaines de figurans et de comparses qui répètent leur mot d’ordre, le soin de désigner le nouveau gérant de l’atelier exproprié, devenu propriété sociale ? Ces farces odieuses, rapportées dans les journaux, causent d’abord un grand émoi. Le lendemain, les ouvriers prétendus tyrannisés par leur patron réclament, au nombre de plus de deux mille, en faveur de ce patron ; le président du club où l’expropriation a été mise aux voix, et qui nourrissait peut-être l’espoir d’hériter de l’industriel ! Exproprié, s’excuse ; la justice même, si nous ne nous trompons, intervient, et cette énorme affaire de liquidation socialiste se termine en queue de poisson, desinit in piscem. Au lieu d’une utopie furieuse, on se trouve en face d’une bêtise pure et simple.

Le seul danger sérieux contre lequel nous ayons à nous prémunir, c’est cette tendance propre à l’esprit français, et qui fait que chaque parti, à peine arrivé au pouvoir par surprise ou autrement, se croit en droit de s’arroger une sorte de dictature et de faire des lois dans l’intérêt de ses passions ou de ses idées propres, sans beaucoup se préoccuper de savoir si ces lois conviennent à la majorité, si elle les accepte, et sans prévoir que, si elles ne lui conviennent pas, elle n’aura rien de plus pressé, à la première circonstance favorable, que de les mettre de côté.

La révolution française a fait table rase ; elle a enterré d’autorité beaucoup de choses qui n’étaient pas mortes ou tout à fait mortes. La monarchie, le catholicisme, la noblesse, la division provinciale de la France, ont reparu ou reparaissent, et il s’est trouvé que plusieurs de ces institutions qu’on croyait mortes en 92 ne le sont point encore, faute peut-être d’avoir été remplacées. Si l’entraînement de la lutte explique et excuse chez nos pères ces exécutions précipitées et antiphilosophiques, on serait aujourd’hui inexcusable de les imiter, car on sait par expérience que ces procédés hâtifs sont absolument impuissans à fonder ou à détruire quoi que ce soit ; il n’y a véritablement de détruit dans l’ordre social que ce qui a été préalablement ruiné dans la raison publique : il n’y a de définitivement fondé que ce qui a reçu la consécration de cette même raison. Que sert d’anticiper sur ses arrêts ? Au lieu de profiter de ce que vous êtes les plus forts aujourd’hui pour faire des lois, qu’on détruira demain, si elles déplaisent, tâchez donc de convaincre. On ne change pas les destinées d’une nation en mettant quelques lignes