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temps d’Homère, l’écriture était inconnue ; quand plus tard se répandit l’usage de l’alphabet phénicien, adapté en diverses manières, suivant les lieux et les dialectes, aux sons élémentaires de la langue grecque, l’écriture ne fut employée longtemps encore que pour conserver des noms, des textes de lois ou de traités : la pierre, le bronze, le bois, ne se prêtaient pas à recevoir rapidement de longues files de lignes, à mobiliser la pensée, à en rendre la transmission aisée et prompte. Les relations établies avec l’Égypte, en fournissant à la Grèce le papyrus dans le cours du VIe siècle, favorisent enfin une révolution qu’annonçaient déjà bien des symptômes, la prose put naître. L’heure avait sonné de ce changement profond ; la Grèce avait vécu, elle était sortie de la première effusion, du premier enchantement de la jeunesse. Après avoir, comme l’adolescent, joui naïvement du spectacle du monde, des plaisirs et des aventures qui la sollicitaient et l’amusaient, elle commençait à se recueillir, à s’examiner curieusement elle-même, à se demander quelle est la raison des choses, pourquoi l’homme existe, quelles voies lui sont tracées par la raison, à quelles lois est soumise cette nature qui l’enveloppe, par quels moyens on peut lutter contre elle et se l’asservir. De ce travail de réflexion sortiront la philosophie, les sciences morales, les sciences naturelles, les sciences exactes, les arts, à prendre ce mot dans son sens le plus général, c’est-à-dire comme un ensemble de règles méthodiquement classées qui conduisent l’activité humaine à atteindre une certaine fin.

C’est ainsi qu’au Ve siècle, en Sicile, naît la rhétorique à côté de l’éloquence. N’importe quel homme habitué à la parole peut, sous le coup d’une émotion profonde, être éloquent et remuer les âmes : dans toutes ces petites républiques, on parlait toujours avec plus ou moins de talent et d’effet ; mais c’est pendant la vie de Périclès que l’on en vient à se demander si l’on ne peut pas faire à volonté des hommes éloquens, s’il n’y a pas un art de la parole susceptible d’être transmis par l’enseignement. La Grèce intelligente et cultivée répond par l’affirmative, et après Périclès aucun orateur ne monte à la tribune ou ne compose des discours pour les tribunaux qui n’ait plus ou moins profité de la discipline des rhéteurs.

Périclès forme comme la transition entre la période de l’éloquence naïve et celle de l’éloquence savante. Comme les orateurs qui l’ont précédé, comme un Thémistocle ou un Aristide, il n’a point eu de maître de rhétorique, et il ne songe pas, en prononçant un discours à suivre certains préceptes, certaines règles ; après l’avoir prononcé, il ne pense pas à le recueillir, à le conserver par l’écriture. La conviction à produire, le vote à enlever, c’est là le but même du discours et sa fin.